Page:Boccace - Décaméron.djvu/227

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avec les Siennois, il prit parti pour les premiers, qui le reçurent avec joie et honneur, et le firent capitaine d’un certain nombre de gens d’armes ; ayant donc reçu d’eux de bonnes provisions, il resta un bon temps à leur service.

« La nouvelle épousée, peu satisfaite d’une telle aventure, espérant, par ses bons soins, le faire revenir dans sa comté, s’en vint en Roussillon, où elle fut reçue par tous comme leur Dame. Là, trouvant par suite de la longue absence du comte, toutes les affaire gâtées et en désordre, elle remit, en femme sage, tout en ordre avec une grande diligence et un grand soin ; de quoi ses sujets furent très contents, la tinrent pour très chère et lui portèrent grand amour, blâmant fort le comte de ce qu’il n’était pas satisfait d’elle. La dame ayant remis tout le pays en ordre, elle le fît signifier au comte par deux chevaliers, le priant si c’était à cause d’elle qu’il ne venait pas dans sa comté, de le lui faire savoir, et qu’alors pour lui complaire elle partirait. Le comte leur répondit très durement : « — Qu’elle fasse en cela à son plaisir ; pour moi, je reviendrai habiter avec elle quand elle aura cet anneau au doigt, et au bras un fils né de moi. — » C’était un anneau auquel il tenait fort et dont il ne se séparait jamais à cause de certaine vertu qu’on lui avait donné à entendre qu’il avait. Les deux chevaliers comprirent la dureté de ces deux conditions quasi impossibles à réaliser, et voyant que leurs paroles ne pouvaient le faire changer de résolution, ils s’en retournèrent vers la dame et lui rapportèrent la réponse.

« La dame, fort affligée, après avoir longuement réfléchi, résolut de voir si ces deux choses pouvaient se faire, où et comment, afin que, par conséquent, son mari revînt. Et ayant arrêté ce qu’elle devait faire, elle réunit une partie des plus grands et des principaux vassaux de sa comté, leur raconta avec ordre et avec de douces paroles ce qu’elle avait déjà fait pour l’amour du comte, et montra ce qui s’en était suivi ; elle finit en leur disant que son intention n’était point, par son séjour en ces lieux, de forcer le comte à rester en un perpétuel exil, qu’au contraire elle entendait passer le reste de sa vie en pèlerinages et en œuvres pieuses pour le salut de son âme ; puis elle les pria de prendre la garde et le gouvernement de la comté, et de faire savoir au comte qu’elle l’avait quittée et qu’après lui en avoir laissé la possession, elle s’était éloignée avec l’intention de ne plus jamais revenir en Roussillon. Pendant qu’elle parlait, les bonnes gens répandirent de nombreuses larmes, et lui adressèrent de nombreuses prières pour qu’il lui plût de changer de résolution et de rester ; mais ils n’obtinrent rien. Les ayant recommandés à Dieu, elle se mit en route avec un sien cousin et une suivante, tous trois en habits de pèlerins, bien mu-