Page:Boccace - Décaméron.djvu/610

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tant lorsqu’il les avait rencontrés, et que, pour qu’ils ne pussent refuser de passer la soirée avec lui, il les avait fait conduire d’une façon ingénieuse dans sa demeure. Après avoir répondu à son salut, il dit : « — Messire, si l’on pouvait se plaindre de la courtoisie des gens, nous nous plaindrions de vous qui, sans compter que vous nous avez empêchés de continuer notre chemin, nous avez contraint à recevoir votre hospitalité si courtoise, sans que nous ayions mérité votre bienveillance autrement que par un salut. — » Le chevalier, homme sage et beau parleur dit : « — Seigneur, l’hospitalité que vous recevez de nous sera peu de chose, eu égard à celle qui vous conviendrait à ce que je puis juger sur votre physionomie ; mais en vérité, hors de Pavie, vous n’auriez pu être bien nulle part ; et pour ce, qu’il ne vous déplaise point de vous être un peu détournés de votre chemin pour avoir un peu moins de désagrément. — » Ainsi disant, ses familiers qui étaient venus autour des voyageurs prirent leurs chevaux dès qu’ils en furent descendus ; et messer Torello conduisit les trois gentilshommes aux chambres préparées pour eux, où il les fit déchausser et rafraîchir avec des vins très frais, et les retint jusqu’à l’heure du souper en de plaisants entretiens.

« Le Saladin, ses compagnons et ses familiers savaient le latin, pour quoi ils comprenaient très bien et étaient compris, et il semblait à chacun d’eux que ce chevalier était l’homme le plus gracieux, le plus poli et le plus éloquent qu’ils eussent encore vu. D’autre part, il semblait à messer Torello que ceux-ci étaient des gens magnifiques et plus encore qu’il ne l’avait pensé tout d’abord ; pour quoi, il se désolait en lui-même de ne pouvoir les honorer ce soir-là de plus nombreuse compagnie et d’un plus solennel banquet ; aussi songea-t-il a les en dédommager le lendemain matin, et ayant informé un de ses familiers dé ce qu’il voulait faire, il l’envoya à Pavie qui était tout près de là et dont on ne fermait jamais les portes, vers sa femme, dame très sage et de grand entendement. Après quoi, ayant conduit les gentilshommes dans le jardin, il leur demanda courtoisement qui ils étaient ; à quoi le Saladin répondit : « — Nous sommes des marchands chypriens et nous venons de Chypre ; nous allons à Paris pour nos affaires. — » Messer Torello dit alors : « — Plût à Dieu que notre pays produisît des gentilshommes semblables aux marchands que Chypre produit, à ce que je vois. — » De propos en propos semblables, ils passèrent le temps jusqu’à ce qu’il fût l’heure de souper ; pour quoi, il les laissa se mettre à table comme il leur plut, et là, pour un souper improvisé, ils furent très bien et très convenablement servis. Quand les tables eurent