Page:Boccace - Décaméron.djvu/615

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Arrivé à Gènes avec sa suite, il monta sur une galère et poursuivit sa route ; en peu de temps il gagna Saint-Jean d’Acre et se joignit au reste de l’armée des Chrétiens, parmi laquelle presque aussitôt se déclara une grande épidémie suivie d’une grande mortalité. Pendant ce temps, soit effet de l’habileté ou de la fortune du Saladin, quasi tous ceux des chrétiens qui avaient échappé à l’épidémie furent pris par lui et répartis en plusieurs villes comme prisonniers. Messer Torello fut un de ces derniers, et il fut emmené prisonnier à Alexandrie. N’étant connu de personne et craignant de se faire reconnaître, il se mit, contraint par la nécessité, à élever des oiseaux, art en lequel il était un grand maître ; pour quoi, le Saladin en ayant entendu parler, le fit mettre hors de prison et le retint près de lui comme son fauconnier. Messer Torello que le Saladin ne nommait pas autrement que le Chrétien, attendu qu’il ne l’avait pas reconnu, de même que Torello ne le reconnaissait point lui-même, avait l’esprit sans cesse à Pavie, et plusieurs fois il avait voulu s’enfuir ; mais il n’avait jamais pu y réussir ; pour quoi, certains génois ayant été envoyés en ambassadeurs au Saladin pour le rachat de plusieurs de leurs concitoyens et étant sur le point de partir, messer Torello eut la pensée d’écrire à sa femme qu’il était vivant, qu’il retournerait près d’elle dès qu’il pourrait et qu’elle l’attendît ; ce qu’il fit. Il pria instamment un des ambassadeurs qu’il connaissait, de faire en sorte que sa lettre parvînt aux mains de l’abbé de san Pietro in Ciel d’Oro, lequel était son oncle.

« Messer Torello étant en cette situation, il advint un jour que le Saladin causant avec lui de ses oiseaux, messer Torello se mit à sourire, et fit un mouvement de lèvres que le Saladin lui avait vu faire souvent quand il était chez lui à Pavie, et qu’il avait fort remarqué. Ce mouvement rappela Messer Torello à l’esprit du Saladin, et il se mit à le regarder fixement et reconnut que c’était bien lui ; pour quoi, laissant de côté ce dont il lui avait d’abord parlé, il dit : « — Dis-moi, Chrétien, de quel pays du Ponant es-tu ? — » « — Mon Seigneur — dit Messer Torello — je suis Lombard, et d’une ville nommée Pavie ; je suis pauvre et de basse condition. — » Dès que le Saladin eut entendu cette réponse, quasi certain de ce qu’il soupçonnait, il se dit tout joyeux : « — Dieu m’a fourni l’occasion de montrer à celui-ci combien sa courtoisie m’a été agréable. — » Et sans dire autre chose, ayant fait apporter tous ses vêtements dans une chambre, il y mena Messer Torello et dit : « — Regarde, Chrétien, si parmi ces robes il n’en est pas quelqu’une que tu aies jamais vue ? — » Messer Torello se mit à regarder et vit celles que sa femme avait données au Saladin ; mais ne pensant pas que ce pouvait être elles,