Page:Bodin - Les Six Livres de la République, 1576.djvu/26

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pes et délices, des cités superbes, plongées en plaisirs, et ne faut pas pourtant conclure que la félicité de l’homme soit confuse et mêlée : car combien que l’homme soit composé d’un corps mortel, et d’une âme immortelle, si faut-il confesser que son bien principal dépend de la partie la plus noble : car puisque le corps doit servir à l’âme, et l’appétit bestial à la raison divine, son bien souverain dépend aussi des vertus intellectuelles, que Aristote appelle l’action de l’intellect : et jaçoit qu’il eût dit que le souverain bien gît en l’action de vertu, si est-ce qu’en fin il a été contraint de confesser[1] que l’action se rapporte à la contemplation, comme à sa fin, et qu’en icelle gît le souverain bien, autrement, dit-il, les hommes seraient plus heureux que Dieu, qui n’est point empêché aux actions muables, jouissant du fruit éternel de contemplation et d’un repos très-haut. Mais ne voulant pas s’arrêter ouvertement à l’avis de son maître, ni se départir de la maxime qu’il avait posée, c’est à savoir que le souverain bien gît en l’action de vertu, quand il a conclu la dispute du souverain bien, il a coulé doucement ce mot équivoque, l’action de l’intellect, pour contemplation, disant que la félicité de l’homme gît en l’action de l’intellect : afin qu’il ne semblait vouloir mettre la fin principale de l’homme, et des Républiques, en deux choses du tout contraires, c’est à savoir en mouvement, et en repos, en action et contemplation. Et néanmoins voyant que les hommes, et les Républiques sont en perpétuel mouvement, empêchés aux actions nécessaires, il n’a pas voulu dire simplement, que la félicité gît en contemplation, ce qu’il faut néanmoins avouer. Car quoi que les actions par lesquelles la vie de l’homme est entretenue soient fort nécessaires, comme boire et manger, si est-ce qu’il n’y eut jamais homme bien appris, qui fondait en cela le souverain bien. Aussi l’action des vertus morales est bien fort louable, par ce qu’il est impossible que l’âme puisse recueillir le doux fruit de contemplation, qu’elle ne soit éclaircie, et purifiée par les vertus morales, ou par la lumière divine : de sorte que les vertus morales, se rapportent aux intellectuelles. Or la félicité n’est pas accomplie, qui se rapporte, et cherche quelque chose de meilleur, comme le corps à l’âme, celle-ci à l’intellect, l’appétit à la raison, et vivre pour bien vivre. Par ainsi Marc Varron, qui mis que la vie de l’homme a besoin d’action, et de contemplation, mais que le souverain bien gît en contemplation[2], que les Académiques ont appelé la mort plaisante, et les Hébrieux la mort[3] précieuse, d’autant qu’elle ravît l’âme hors de fange corporelle, pour la déifier. Et néanmoins il est bien certain que la République ne peut être bien ordonnée, si on laisse du tout, ou pour long temps les actions ordinaires, la voie de justice, la garde et défense des sujets, les vivres, et provisions nécessaires à l’entretenement d’iceux, non plus que l’homme ne peut vivre longue-

  1. Arist.lib.30.ethiccor.&cap.7.polit.
  2. Plato in Phaedone.
  3. Psal.116&Leo Hebraeus lib.3.de amore.