Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/352

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pouvait donner à toutes les âmes honnêtes et troublées, flottant sans direction et avides d’en trouver une, l’enseignement dont elles avaient besoin. Il faut donc ne pas oublier, quand on lit un livre de morale de cette époque, qu’il n’était pas seulement écrit pour les lettrés oisifs que charment les beaux discours, mais pour ceux que Lucrèce représente cherchant au hasard le chemin de la vie : il faut se dire qu’on a pratiqué ces préceptes, que ces théories sont devenues des règles de conduite, et que, pour ainsi parler, toute cette morale a vécu. Qu’on prenne par exemple la première Tusculane : Cicéron veut y prouver que la mort n’est pas un mal. Quel lieu commun en apparence, et qu’il nous est difficile de ne pas regarder tous ces beaux développements comme un exercice oratoire et une amplification d’école ! Il n’en est rien cependant, et la génération pour laquelle ils étaient écrits y trouvait autre chose. Elle les lisait à la veille des proscriptions pour retremper ses forces, et sortait de cette lecture plus ferme, plus résolue, mieux préparée à soutenir les grands malheurs qu’on prévoyait. Atticus lui-même, l’égoïste Atticus, si éloigné de risquer sa vie pour personne, y prenait une énergie inconnue. « Vous me dites, lui écrit Cicéron, que mes Tusculanes vous donnent du cœur : tant mieux. Il n’y a pas de ressource plus prompte et plus sûre contre les événements que celle que j’indique[1]. » Cette ressource, c’était la mort. Aussi que de gens en ont profité ! Jamais on n’a vu un plus incroyable mépris de la vie, jamais la mort n’a moins fait de peur. Depuis Caton, le suicide devient une contagion, une frénésie. Les vaincus, Juba, Pétréius, Scipion, ne connaissent pas d’autre manière de se sauver du vainqueur. Latérensis se tue de regret, quand il voit son ami Lépide trahir la république ;

  1. Ad Att., XV, 2.