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Canadiennes d’hier

ne vous scandalisera pas, gros’maman. Songez que j’ai vingt-trois ans et que j’aime pour la première fois. Je n’ai pas eu, moi, une grande passion d’enfant pour un élève en versification du collège Sainte-Anne. Mon cœur n’a même pas battu pour des héros imaginaires. Je n’ai pas lu de romans, si ce n’est ceux de Dickens, Thackeray, Eliot… et quelques-uns d’Alphonse Daudet. Les grands romanciers français et étrangers, je les connais par les morceaux choisis qu’on nous faisait étudier au cours de littérature. Je n’ai pas de passé sentimental et mon bonheur à venir dépend de Jean Leclerc. Il est le grand, il sera l’unique amour de ma vie. Lui non plus n’a pas prodigué son cœur, s’il faut en croire tante Louise, il n’est pas « marieux » : c’est un point de ressemblance avec moi. Ne croyez-vous pas que nous sommes destinés l’un à l’autre de toute éternité ? Ne trouvez-vous pas merveilleux, providentiel même, cette similitude d’âge, de taille, de dispositions et jusqu’à ce concours de circonstances qui nous a rapprochés ?

Je vais trouver le mois de juin bien long. Papa ne sait pas encore s’il aura son exeat dans les premiers jours de juillet, mais il en est presque sûr. Je crains les cas fortuits. « Il y a loin de la coupe aux lèvres. » Dieu veuille qu’il ne surgisse pas d’obstacle à notre réunion.

Si j’ai parlé de travailler aux foins, gros’maman, c’était pour faire comprendre à mon Jean que je suis prête à tout faire pour mériter son amour. Je ne me dissimule pas qu’il sera difficile, pour ne pas dire inconvenant, de le suivre aux champs, du

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