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Canadiennes d’hier

que l’anxiété continuelle que lui causaient la durée de la guerre et l’incertitude de son issue, ainsi que le sentiment de son impuissance à servir la bonne cause, a hâté sa fin. Pauvre papa ! je le regrette toujours, mais je le trouve heureux de reposer en paix dans le cimetière de St-Jean-Port-Joli et je ne veux pas m’attendrir sur sa perte. Dans ma profession, pour rester maîtresse de ses nerfs, il faut oublier ses chagrins personnels.

C’est parce que je n’étais pas sûre de moi, chère gros’maman, que j’ai attendu six mois pour vous entretenir d’un petit incident qui s’est produit après ses funérailles en novembre dernier. J’étais restée la dernière au bord de la fosse où l’on venait de le descendre. Gustave était allé rejoindre Hélène et ses fils qui vous entouraient en m’attendant. Je revenais lentement en m’essuyant les yeux lorsque, sans l’avoir entendu venir, je me suis trouvée en présence de celui-là même que j’aurais préféré ne pas rencontrer, surtout en ce moment où j’avais l’âme ouverte à tous les regrets. C’était assez pour ma sensibilité de l’avoir entendu chanter « l’Adieu » de Schubert pendant le service. J’ai « vu » qu’il venait m’offrir des condoléances ; sa voix, aspirée par la rumeur du fleuve, était à peine perceptible. J’ai chancelé, mais Dieu m’a préservée de tomber dans les bras du mari de Pauline Bellanger, ou de choir à ses pieds. Mes neveux accouraient au-devant de moi, ils m’ont aidée à faire bonne contenance. J’ai balbutié quelques mots de remerciements sans oser lui tendre la main et continué d’avancer vers la grille. Là, je me suis retournée

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