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Canadiennes d’hier

pour un dernier adieu à mon père et pour le voir, lui, encore une fois. Il se tenait immobile et tête nue à l’endroit où je venais de lui parler. Je n’avais pas marché longtemps, il n’avait pas bougé et il me paraissait déjà loin, presque perdu dans la grisaille de l’allée. Seuls, son front blanc, la ligne sombre de ses cheveux, la forme parfaite de sa tête, se distinguaient nettement contre le ciel bas. Sur la grève toute proche, les lourdes lames grises des grandes marées d’automne lançaient très haut leur écume blanche en se brisant sur les rochers.

Je me suis demandé, après réflexion, si Jean est venu à moi de lui-même ou si vous lui avez suggéré de le faire et, dans ce cas, quel avait été votre mobile. Il a vieilli déjà ; des rides, légères, il est vrai, témoignent de ses rudes travaux ; mais il est toujours beau. Ses vêtements étaient soignés bien que d’étoffe du pays et de coupe domestique, et il sentait légèrement l’écurie… pas plus, d’ailleurs. que certains sportmen des mieux cotés. Si vous avez eu l’intention de le dépoétiser à mes yeux, vous avez manqué votre but, gros’maman. Mais si vous avez voulu qu’il me voie, les joues livides et le nez rouge, vous avez réussi au-delà de vos espérances. L’image qu’il gardera de moi est rien moins que troublante. En avait-il besoin pour apprécier le teint « magnifique » de sa douce moitié ?

J’ai hâte d’être assez vieille pour ne plus souffrir d’un retour sur ce passé. Un temps viendra, je le suppose, où la grande déception de ma jeunesse ne sera plus qu’un sujet de douce mélancolie. Depuis quelque temps, j’étais parvenue, sinon à

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