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Canadiennes d’hier

coup d’œil pour s’assurer qu’on ne s’occupait pas de lui.

Il fallait voir sa main caresser sa fidèle amie, se refermer sur elle, la garder dans son poing fermé aux jointures saillantes, arrondies, on dirait, par la tendresse, et lentement, délicatement, la mettre entre ses dents pour l’essayer, ensuite la plonger dans sa blague, la bourrer sans se presser en tassant bien le tabac et garder son pouce sur le fourneau quelques instants avant de prendre avec les pincettes un petit tison pour l’allumer. Il fallait voir le pauvre vieux tendre ses lèvres vers elle en fermant les yeux, la happer goulûment, l’animer de son souffle et se renverser pour mieux en aspirer la vapeur enivrante, en exhaler plus longuement la fumée. Il y prenait autant de plaisir que si quelqu’un avait voulu l’en empêcher. Et on aurait dit que son découragement s’en allait en fumée ; il continuait de ruminer, bien sûr, mais sa figure donnait l’impression que ses pensées étaient moins décousues, plus réconfortantes. Dès ce temps-là, je crois, il a eu l’idée de me marier avec Daniel et je ne suis pas sûre qu’il ne lui en ait pas touché un mot tout de suite, parce que, dès ce temps, — un mois environ après la mort de Jean, — Daniel est devenu tout gêné avec moi. C’est au printemps seulement, dans le temps du sucre, quand il a passé quinze jours à la cabane de St-Aubert, que M. Auguste m’a parlé de ses projets.

Sur le coup, je me suis fâchée. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire : Donnez-moi le temps de sevrer petit, toujours.

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