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Canadiennes d’hier

avec le rouge des feuilles d’érables. Le soleil qu’on ne voyait nulle part mettait partout des reflets, fondait ces oppositions dans une harmonie divine. Je m’écriais à tout instant : Mon Dieu, que vous êtes grand ! mon Dieu, que vous faites de belles choses ! J’appelais Alice ou Régina pour leur faire part de mon ravissement. Comme je les dérangeais de leurs occupations, elles ont fini par me donner à entendre que je ferais mieux de modérer un peu mon exaltation, afin de ménager ma santé.

Tous les vieux du village — Dieu sait s’ils sont nombreux — profitent du beau temps pour se promener avant de se « gabionner » pour l’hiver. Quoique j’aie l’oreille dure, j’entends le bruit de leurs bâtons ferrés sur le béton du trottoir et j’entends à peu près, ou je devine, les civilités qu’ils me disent en passant. Hier, Prosper Bernier m’a tiré son bonnet à mèche, (il est le dernier de la paroisse et peut-être du Canada à y être fidèle) et s’est accoudé à la barrière. Il a toujours été remarquable par son bagout, — c’est probablement à cause de cela qu’il se dit « descendant de Jean de Paris ». — Votre père doit se souvenir de lui, mais il aurait peine à le reconnaître maintenant. Tout noueux, tout cassé, sec comme nordet, il a une vraie tête de cactus : du poil frisé plein le nez et les oreilles, une barbe touffue qui monte jusqu’à ses yeux déteints. De longs cheveux, pas assez clairsemés pour être soyeux, cachent les rides profondes de son front et rejoignent la barbe, sur les tempes. Par contre, au bord des yeux : pas un poil de sourcil, pas un cil. De petites larmes rondes pro-

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