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Canadiennes d’hier

après avoir tourné le coin de la rue du Roi où habitaient mes parents, nous étions sûrs d’apercevoir, en approchant de la maison, un rond blanc sur une vitre de la fenêtre du salon. C’était le bout du nez de belle-maman qu’elle aplatissait ainsi, quelle aurait eu le cœur de passer à travers la vitre pour mieux nous voir arriver et s’assurer de la correction de nos manières.

De plus, M. Tessier était autorisé à franchir le seuil de notre salon, le jeudi soir et, justement, la bonne sortait ce soir-là. Madame Anctil guettait son coup de sonnette et se précipitait à sa rencontre ; je devais attendre qu’il ait quitté son pardessus, accroché son chapeau et pénétré dans la pièce de réception pour y faire cérémonieusement mon entrée. Notre salon n’était pas grand, mais il y faisait froid ; les chaises étaient rangées en ordre de bataille le long des murs et le reste de l’ameublement n’était pas plus accueillant. Ma belle-mère prenait place sur le canapé entre deux coussins rigides, recouverts de crin noir brodé de grosses fleurs de couleurs vives qu’elle ne déplaçait pas d’une ligne ; nous, de chaque côté, éloignés autant que possible l’un de l’autre et très attentifs à ne pas déranger l’ordre établi. C’était madame Anctil qui dirigeait la conversation. Elle parlait de la température, des occasions qu’elle trouvait au marché de la basse ville, du prix des denrées… et vers neuf heures moins le quart elle se tournait vers moi en disant invariablement :

« Val’rie, M. Tessier boirait peut-être quelque