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Canadiennes d’hier

parut dans l’encadrement, tenant, sur la hanche, le chien estropié et, devant elle, le vin de rhubarbe sur un plateau. Quand elle nous aperçut, le plateau eut une dangereuse oscillation, mais c’est le toutou qui fut posé avec précaution sur la table de centre. Elle ne savait plus où mettre les rafraîchissements et fut obligée de les garder à la main pendant la réprimande indignée qu’il était de son devoir de prononcer. La crainte de répandre le délicieux breuvage et surtout de casser les verres lui imposait toutefois quelque modération dans les gestes sinon dans les paroles. Elle coupa court en disant avec majesté :

« Ma fille, ton père va le savoir ».

Malgré le comique de la situation, je n’étais pas bleue de rire. Heureusement, cette menace ne pouvait pas être mise à exécution avant quelques semaines.

Je vous ai dit, n’est-ce pas ? que mon père était marin de son état. L’été, il se contentait de faire du pilotage sur le fleuve entre Québec et la Pointeau-Père ; mais il ne se résignait pas à rester inactif tout l’hiver et faisait chaque année un voyage au long cours, soit en Australie, soit en Amérique du Sud. Cet hiver-là, il fallait attendre son retour de Buenos-Ayres pour le mettre au courant de mes déportements.

Contre notre attente, cet incident ne nuisit pas à nos affaires sentimentales. Nous eûmes, dès lors, un peu plus de liberté dont nous n’abusâmes pas, en honnêtes jeunesses que nous étions.

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