Page:Bonnerot - Romain Rolland sa vie son oeuvre.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Il est clair que je n’ai jamais eu la prétention d’écrire un roman... Qu’est-ce donc que cet ouvrage ? Un poème ? Qu’avez-vous besoin d’un nom ? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s’il est un roman ou un poëme ? C’est un homme que je fais. La vie d’un homme ne s’enferme pas dans le cadre d’une forme littéraire. Sa loi est en elle et chaque vie a sa loi. Son régime est celui d’une force de la nature. Il y a des vies humaines qui sont des lacs tranquilles, d’autres de grands cieux clairs où voguent les nuages, d’autres des plaines fécondes, d’autres des cimes déchiquetées. Jean-Christophe m’est toujours apparu comme un fleuve... »

Et l’image me semble très juste. Il a pris sa vie aux flancs des monts, dans une petite source mystérieuse ; ruisseau limpide et doux sur son lit de gravier, il a reflété de vieux rocs séculaires, des pins aux pommes écailleuses, et le ciel pur et les glaciers immaculés ; puis il est descendu, farouche, vers les plaines ; il s’est élargi ; les jours et les nuits l’ont vu passer, torrent d’écume, et rouler, dans une avalanche aux abîmes, des troncs d’arbres tordus, des pierres et des cascades de boue. Sa fureur dévastatrice s’est éteinte ; il coule, pacifique, dans un décor de prairies, de champs blonds, de vergers ; les villes, sur ses bords, se penchent pour y mirer leur songe ; il rencontre les passants sur son chemin de halage ; il va se promenant ; il s’attarde, et, comme un ruban, se noue et se dénoue, serpente en chatoyant de saison en saison ; ses flots, pleins des souvenirs lointains venus de tous les temps, éclairés de soleils ou d’étoiles, gonflés de paysages, vont, effort dernier, au soir vêtu de pourpre, vers la mer, où nous allons tous, la mort pitoyable où tout se confond. Ce fleuve, le petit Jean-Christophe l’a contemplé à l’aube de sa vie, en regardant, un jour, l’horizon par une fenêtre de la maison paternelle et peut-être d’avance, en suivant