Page:Bornier - Poésies complètes, 1894.djvu/64

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Savons-nous donc, riant de tout sans rien connaître,
D’où lui vient ce malheur ? D’un mérite, peut-être.
Peut-être ce boiteux, ce manchot, ce bossu,
Doit à son dévoûment le coup qu’il a reçu ;
Pour sauver un vieillard, un enfant, une femme,
Dans les eaux en fureur ou sous des toits en flamme
Il s’est jeté, sublime et sans se demander
Comment nos yeux plus tard le pourront regarder !
Celui-ci, qui n’eût pas laissé rire naguère,
Marchait plus droit que vous, messieurs, avant la guerre !
Celui-là, qui s’en va tout triste et tout courbé,
Dans une guerre aussi, mais tout autre, est tombé :
C’était un ouvrier à la robuste échine,
Mais si rude qu’il fût, plus rude est la machine,
Et quand le lourd cylindre ou le dur balancier
Touche l’homme en passant… l’homme n’est pas d’acier !

Cet autre, tout blanchi par l’angoisse et le doute,
Dont les membres tremblants assurent mal la route,
Qui frissonne toujours comme la feuille au vent,
Ce fut un grand penseur, un artiste, un savant,
Un philosophe épris des vérités voilées,
Un poète éperdu dans les nuits étoilées,
Et son corps aujourd’hui paye au destin vainqueur
La dette de l’esprit et la dette du cœur !

C’est pourquoi, jeunes gens, beaux fils à frêles tailles,
Respectez les blessés de toutes les batailles !