Page:Botrel - Chansons de route, 1915.djvu/21

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dans cette salle où toujours on parlait bas, il explique ce qu’il vient faire. C’est un petit laïus fort simple et fort bien tourné sur la guerre et qui rappelle que le soldat français a toujours aimé les chansons. Les visages douloureux se sont tournés vers lui, les patients qui l’ont pu se sont assis dans leurs lits. Tous les yeux le regardaient largement ouverts. Est-ce de fièvre ou d’étonnement ? Un speech, des chansons ? pour eux qui viennent de voir la mort de si près et qui ont encore rendez-vous avec elle !…

Une gêne m’envahit. Il me semble qu’un malentendu va naître ici et grandir. Botrel, ému, mais têtu, récite des vers, il lance ce qu’en argot de théâtre on appelle « un bon coup de gueule ». Et puis, il chante. Sa voix est chaude, jeune, bien timbrée. Elle caresse et elle entraîne. Il chante la chanson de Rosalie. Rosalie, c’est la baïonnette qui revient de la bataille, rose encore du sang ennemi et que le troupier a surnommé pour cela « Rosalie » :

Elle adore entrer en danse
Quand pour donner la cadence,
QuandVerse à boire !
A préludé le canon,
QuandBuvons donc !

Je suis assis au pied du lit d’un fusilier marin blessé à Dixmude. Son visage émacié s’encadre d’une légère barbe blonde. Avec son cou tendu, sa forte ossature, ses grands yeux bleus, la gravité de toute son attitude, il ressemblait à un Christ qui sortirait d’un rêve. Sa bouche était entr’ouverte, le voilà qui sourit, du rose aux joues ; et comme Rosalie se chante sur un air de marche, je vois, sous son maillot de laine bleue, le torse du marin qui se balance comme pour marquer le pas.