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DE L’ÉDUCATION NORMALISÉE

lui marchais sur les orteils. D’où regard offensé, rougeur de ma part, séparation « à l’amiable ». De ces expériences peu nombreuses, cependant définitives, j’ai déduit que les coefficients étaient bons pour apprendre, mais qu’on ne savait qu’à l’instant où l’on parvenait à s’en passer, quand on avait remplacé l’analyse par la synthèse, quand on appliquait d’instinct les règles qu’il avait fallu décomposer pour les apprendre.

Ce que je dis de la danse, je le répéterai de la savate. Il y a quelques années, j’assistai par hasard à une leçon de savate entre apaches. J’allais d’Amboise à Tours, en troisième bien entendu. J’avais comme vis-à-vis un jeune homme dont la mine me frappa. Je fus édifié sur la nature de ses occupations au sursaut qu’il fit quand un voyageur du même âge et de même tournure lui dit brusquement : « Toi, je te connais ! » Mon vis-à-vis esquissa le geste de tirer son surin.

Le lendemain, je me promenais sur les bords de la Loire quand arrivèrent six pâles voyous, parmi lesquels ma connaissance de la veille. Bien qu’on fût en octobre, ces braves enfants mirent veston bas ; et sur la grève j’assistai (d’un peu loin, mais assez près pour entendre) à la plus admirable leçon de savate qui jamais fut donnée. Eh bien ! messieurs les apaches décomposaient en temps le coup du père François ou le coup de la fourchette. C’était charmant de « classique », merveilleux d’analyse… Après quoi, ces artistes bloquèrent les temps. Peu à peu, à mesure que le métier venait, l’analyse fit place à la synthèse. Comme les élèves avaient le désir d’apprendre, à la fin de la séance, qui fut longue, ils vous étranglaient un homme, vous défonçaient l’estomac ou vous crevaient les yeux… sans compter les temps.

Parmi mes camarades étaient des artistes particulièrement doués qui du premier jour valsèrent sans compter les temps. Mais ces Vestris dignes d’une ambassade étaient rares. J’imagine qu’à Montmartre ou à Montparnasse on rencontre des apaches capables de vous appliquer le coup du lapin sans jamais avoir compté les temps ! Aussi bien mes apaches étaient de Tours, c’est-à-dire de la province…

Pour génial qu’on soit, il est bon d’avoir compté les temps : c’est la caractéristique de l’homme éduqué.

L’autodidacte n’a pas compté les temps, et le défaut se reconnaît toujours. Sa manière a de la puissance, mais elle manque de souplesse, d’équilibre, de cette pondération qui fait qu’on admire sans restriction. S’il a du génie, passe encore. Mais s’il en manque, ça devient décousu, incohérent ; ça ne se tient pas ! D’avoir compté les temps ne fait certes pas le génie, mais donne l’apparence du talent.

Que Taylor ait appliqué ces idées banales au transport des gueuses de fonte de la pile sur le wagon, du wagon sur la pile, mérite une statue de fonte, avec comme accessoires un wagon, une gueuse et, sur un tableau faisant toile de fond, l’énumération