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Page:Bouasse - Optique géométrique élémentaire, Focométrie, Optométrie, 1917.djvu/15

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xv
DE L’ÉDUCATION NORMALISÉE

bout, il s’arrête brusquement ; il s’accroupit et meurt avec beaucoup de dignité et un air de penser à autre chose. Il a le masque d’un pince-sans-rire en train de jouer à son propriétaire une bonne farce définitive.

Ainsi sont morts, au service de la France, d’innombrables chameaux.

Je ne crois pas qu’il y ait de massacre comparable à celui de 1901. À cette époque il fallut ravitailler la grosse colonne qui occupa le Touat.

Épreuve terrible : une moitié du cheptel algérien fut anéantie…

À la réflexion, ces échecs sont tout naturels. La domestication des bêtes remonte à l’enfance oubliée de l’humanité. C’est si loin qu’on ne sait même plus exactement quels sont les ancêtres sauvages de nos chiens, de nos chevaux ou de nos poules. Les procédés de domestication semblent un secret perdu.

Avec nos bêtes familières, chevaux ou bœufs, nous sommes liés, sans en avoir conscience, par une sorte de pacte antique, par une accommodation atavique mutuelle. Cela ne s’improvise pas. Qu’on imagine les obstacles à surmonter si, le cheval étant inconnu en France, on voulait organiser le premier régiment cavalerie.

La difficulté (qui se présentait pour l’organisation des méharistes) n’a pas été surmontée ; elle a été tournée. Entre l’État français et les chameaux, éternellement incapables de se comprendre, il y avait un intermédiaire naturel, les tribus nomades du Sahara.

Aux compagnies du Touat, les méharis sont la propriété individuelle du soldat qui les monte, et non pas de l’État. Chaque homme a son petit troupeau particulier de deux ou trois bêtes, qu’il a achetées lui-même sur sa solde, qu’il conserve le droit d’échanger, de vendre, de maquignonner comme il lui plaît et qu’il remplace à ses frais, s’il a la sottise de les laisser mourir.

Ces pâtres-nés que sont les Chaamba savent ce que nous ignorons : assurer la vie d’un chameau en tirant de lui le maximum de travail utile ; ils le savent avec la sûreté d’un instinct.


Vous le voyez, lecteurs. Quand notre administration, qui compte d’innombrables polytechniciens, saturés du flair de l’artilleur, a voulu résoudre ce simple problème, comment faire vivre un chameau dans le Sahara ? elle a piteusement échoué, malgré le dénombrement des facteurs, malgré l’application des règles du Discours de la Méthode et de toutes celles de la Philosophie positive de M. Comte (Auguste). Elle n’a pas été capable de ce que réussit naturellement un Chaamba déguenillé.

Concluez. Ou bien notre administration est composée d’imbéciles : nous repoussons avec horreur cette hypothèse. Ou bien il ne suffit pas de nombrer les facteurs, certaines questions en contenant une si grande quantité qu’il est impossible de faire la part de chacun d’eux. Un intelligent empirisme est alors préférable aux règles du Discours de la Méthode.

Polytechniciens, n’en remontrez aux Chaamba sur l’art de soigner les chameaux, ni aux paysans sur le problème difficile de planter correctement les choux. Bornez-vous à des questions mieux limitées et plus simples : le problème des n corps ou la théorie des ensembles. En tout cas, si vous ne pouvez vous dispenser d’apprendre aux villageoises à traire leurs vaches, que ce soit aux frais de la princesse, mais non pas au grand dam de vos enfants !