Son état d’âme me rappelle une page tristement comique du bonhomme Ledieu (chanoine de Meaux et secrétaire de Bossuet) sur les derniers jours de ce grand homme. Bossuet, l’année qui précéda sa mort, faisait des plans pour ses travaux futurs : « Il pense fort à tirer de son grand ouvrage contre Simon tout ce qui regarde saint Augustin, pour en faire une nouvelle Instruction pastorale, où il veut faire voir que saint Augustin n’a rien changé dans la doctrine des anciens et même des Grecs sur la grâce. Je le vois plus touché de cela que d’aucun de ses ouvrages. Je l’ai pressé sur la Politique ; il n’en veut plus entendre parler ; il craint furieusement la peine. Cet ouvrage est un ouvrage de détail et de discussion ; c’est ce qu’il n’aime pas, cela l’embarrasse. Il ne veut plus que du raisonnement, c’est pour lui le plus aisé et le plus court. Qu’il raisonne donc tant qu’il lui plaira. Il croit que c’est là sa gloire que personne ne peut lui ravir, et son fort où personne ne peut l’atteindre ni le suivre. »
Chez Bossuet mourant, une fausse appréciation des valeurs rela tives est excusable ; cet immense génie n’est certes pas abaissé par l’amusante boutade de Ledieu : qu’il raisonne donc tant qu’il lui plaira. La colonne tombe du côté où elle penche, il serait bien fou de s’en étonner. De même l’indignation serait naïve que le savant, vite déformé, et souvent dès sa jeunesse, ne voie rien de plus inté ressant au monde que ses petites expériences, comme par exemple de discuter âprement si tel réfractomètre interférentiel n’est pas supérieur à tel autre. Ça ne fait de mal à personne, jusqu’au jour où, devenu pontife, il n’aura rien de plus à cœur que de fourrer partout des réfractomètres, et de croire que la formation intellectuelle des jeunes Français dépend du nombre de ces instruments dont ils auront retenu les figures (à la condition toutefois que le sien serve de prototype et de terme de comparaison).
Jadis les peintres ne croyaient pas le génie compatible avec un veston de forme vulgaire et la cravate que tout le monde portait. Ils acceptaient comme principe incontestable qu’un homme ne peut choisir un métier exceptionnel par son objet, sans être exceptionnel dans sa tenue. Cette idée bizarre hante la cervelle de quelques-uns de nos savants, dont la plus grande joie serait qu’on reconnût à leur démarche qu’ils s’occupent des ions ou des fonctions abéliennes : la simplicité n’est pas leur fort.
Si jamais défaut fut rare chez le vrai savant, c’est à coup sûr la distraction. Un savant ne peut être distrait, par définition même, puisque la distraction consiste dans l’incapacité de fixer son attention. Mais, comme on raconte que Newton, qu’Ampère furent distraits, nous voyons de pauvres garçons s’efforçant à le paraître.