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Robert Lozé

romans encore fermés, les dames se mirent à causer. Lozé, pensif, promenait ses regards tantôt sur ce groupe gracieux, tantôt sur les paysages panoramiques du lac Champlain et de l’Hudson. Jadis témoins de rudes combats et de sanglantes hécatombes, ces champs s’étendaient aujourd’hui paisibles, recouverts d’un linceul blanc, qui allait s’amincissant et se trouant de noir sous les roues du convoi qui courait au midi.

La quinzaine fut pour Robert un continuel enchantement. Le jour, les grandes choses de la ville le transportaient d’admiration ; le soir, dans des salles resplendissantes, parmi les savants artifices de la scène, éclataient pour lui les enseignements du « Marchand de Venise, » développée par Irving, les profondeurs du « Tartuffe » révélées par Coquelin.

Un soir, Robert rentra seul au petit salon que dans l’hôtel les trois voyageurs avaient en commun. Se regardant par hasard dans une longue glace, il eut peine à se reconnaître. Quelle distance en effet de cet élégant pâle mais dont la figure maintenant portait une expression, à l’homme quelconque d’il y a peu de mois. Se laissant tomber dans un fauteuil, il se mit à rêver. Oui, il était tout autre, il le sentait. Ses sens s’étaient affinés, il vivait plus, mais il souffrait davantage et sa position vis-à-vis de lui-même était devenue fausse et pénible. Comment tout cela finirait-il ? Où chercher le salut ? Évidemment, du côté de cette femme qui l’admettait dans son intimité et qui était capable d’assurer son avenir.

En ce moment, madame de Tilly entre sans l’apercevoir. Elle s’arrête au milieu de la pièce. Lentement et d’un geste presque imperceptible, elle fait glisser sur son bras le long manteau dont les plis d’hermine tombent maintenant et se confondent avec ceux de la robe, comme la draperie d’une statue. Le velours noir de sa toilette moule les