Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/16

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les mâts étaient toujours en danger de casser ; les matelots ne pouvaient point monter aux manœuvres, et tout était dans une combustion à ne pas se soutenir ni sur le pont, ni dans les chambres. J’ai passé ce temps-là dans un recueillement intérieur qui me laissait jouir du contraste entre ce qui se passait au dehors et au dedans de moi : au dehors les éléments déchaînés ; au dedans les passions amorties. Je réfléchissais en philosophe sur cette soif innée d’une supériorité quelconque qui entraîne l’homme loin de son bonheur, loin de son repos, loin de sa situation naturelle, pour lui faire braver tous les ennuis, toutes les privations, tous les dangers, pour le faire changer de mœurs, de nourriture, de climat et même d’élément ; il semble qu’il y ait un mauvais génie qui vienne souffler la discorde dans chaque individu, et qui rende une partie de l’homme ennemie de l’autre ; celle qui n’a besoin que de calme, de repos, de plaisir, de santé, et qui serait contente à si bon marché, est forcée, comme étant la plus douce, d’obéir à l’amour-propre qui lui commande, comme un tyran, de renoncer à tout ce qu’elle désire pour lui procurer la stérile satisfaction d’un peu d’estime et de renommée. Cela me représente les pauvres dévots du paganisme qui se privaient de la chair des victimes qu’ils immolaient pour en donner la fumée aux dieux ; ensuite, je pensais à toi, et je me disais : « La tempête qui est à l’entour de moi est au dedans d’elle ; moi, du moins, je suis dans un bon bâtiment bien armé, bien servi, bien commandé, au lieu qu’elle, comme elle me le dit fort bien, elle n’a qu’elle. » Mais enfin la bourrasque est passée des deux côtés : et j’entends cette voix secrète de quelque génie errant invisiblement sur la terre, qui nous