Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/19

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ma chère femme ; tu sais comme il m’agitait pendant mon dernier voyage ; aujourd’hui je suis calme comme la mer : c’est qu’alors j’allais à toi, et qu’à présent je te fuis. Je fais comme le pauvre roi prisonnier dans Shakespeare qui a tout perdu et à qui les plus mauvaises nouvelles ne font aucune peine parce qu’il s’est fait amant de la nécessité, et que tout ce qui lui vient de sa maîtresse est bien reçu. Je ne suis cependant pas encore au point de te faire infidélité pour cette maîtresse-là ; j’espère qu’elle voudra bien se contenter de mon respect, et qu’elle n’exigera pas mon amour. J’aime, au milieu de mon inaction et de l’assoupissement de toutes mes passions violentes, à tourner mes pensées vers cette maison si chère, à t’y voir au milieu de tes occupations et de tes délassements, écrivant, peignant, lisant, dormant, rangeant et dérangeant tout, te démêlant des grandes affaires, t’inquiétant des petites, gâtant tes enfants, gâtée par tes amis, et toujours différente, et toujours la même, et surtout toujours la même pour ce pauvre vieux mari qui t’aime tant, qui t’aime si bien, qui t’aimera aussi longtemps qu’il aura un cœur. Je suis moins malheureux que je ne devais m’y attendre ; il semble que mon âme ait pris une espèce d’opium qui engourdit toutes ses peines présentes, et qui la laisse jouir du souvenir et de l’espoir. Ne serait-ce point là cette mélancolie dont nous voulions faire le portrait au commencement de notre connaissance ? Je le croirais, s’il pouvait y avoir quelque chose de commun entre la mélancolie et moi. Adieu, chère femme, pense à moi, mais surtout pense à toi, et rassemble toutes tes forces et tous tes charmes pour montrer combien j’ai raison. Adieu. Je ne suis pas assez endormi pour oublier de