Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/24

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chère enfant ; mais il commence sans toi, il se passera sans toi, peut-être même finira-t-il sans toi. Quelle triste perspective pour ce pauvre mari, qui sent que le temps presse et qu’il n’a plus d’années à perdre ! Quoi qu’il en soit, reçois les vœux que je fais, ne pouvant mieux faire ; sois heureuse, ou du moins sois tranquille, et attends le bonheur. J’en suis venu au point de penser que ce bonheur-là c’est moi qui en suis chargé, car je crois à ton amour comme au mien, et tout ce que je sens pour toi je me le dis de ta part. L’année commence d’ailleurs mieux que je ne l’espérais ; le calme a cessé, la mer est superbe et le vent excellent, en sorte que nous verrons demain l’île de Madère. Le vaisseau marche à merveille et ne fait pas plus de mouvement que ta maison ; tout est pour le mieux dans le pire des mondes possibles. Ce monde-là, c’est la mer, ou, pour mieux dire, c’est le lieu où tu n’es pas, car si tu étais ici, il me semble que nous ne regretterions rien. Je serai dans dix ou douze jours au Sénégal, et dans quinze jours à Gorée. J’espère n’y pas attendre longtemps de tes nouvelles : j’arrangerai les choses pour que tu aies bientôt des miennes. Ma santé va mieux aujourd’hui ; j’ai un peu dormi, et si je dors encore cette nuit, j’en prendrai un bon augure pour toute l’année, et j’espère être frais comme le chanoine du Lutrin à mon retour en France. Adieu, chère femme, il est minuit ; c’est déjà une partie de cette maudite année de passée ; le reste passera aussi. Le temps passe, c’est là mon cri de guerre dans l’absence, et, sans cela, je n’aurais pas le courage de la supporter. Adieu, amour ; adieu, ange ; adieu, je te baise comme jamais ange n’a été baisé, à moins qu’il y ait des anges femmes et qu’ils soient aussi charmants que toi.