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jacques et marie

cette observation, le Micmac fit son geste accoutumé : il avait aperçu d’abord quelques nefs du côté de Grand-Pré, mais celles-là étaient trop loin pour lui inspirer des craintes ; plus près, rien de suspect ne s’était offert à sa vue ; aussitôt les rames et les avirons retombèrent, comme des marsouins en fête, au milieu de la mer, et les trois jeunes gens ne purent retenir, dans leurs poitrines détendues, l’éclat de leur joie ; ils envoyèrent à tous les échos un accord puissant auquel se joignit le cri guerrier du sauvage.

Après ce premier épanchement de bonheur, la barque glissa bientôt au milieu des écueils jetés autour du cap Fendu. Toutes les brises étaient assoupies, la mer ne gardait plus que ces longues et lentes ondulations qui s’en vont les unes après les autres vers l’immensité, emportant sur leurs lianes polis, d’un côté l’image du ciel, de l’autre les ombres de l’abîme. Au pied des gigantesques rochers, dans les entrebâillements que font leurs masses coupées abruptes, la mer avait pris une feinte profonde d’indigo, sur laquelle la barque laissait un long sillon d’argent comme un trait de burin sur un métal bruni. On pouvait ainsi suivre sa course sinueuse dans l’ombre des récifs ; car le soleil, tombé sur le couchant, n’éclairait plus que les sommets rousses et crénelés des plus grands promontoires.

Les rameurs se hâtaient ; ils voulaient atteindre avant la brume le Cap Porc-épic, (Blonédon) ; leur intention était d’y descendre pour y prendre un peu de nourriture et de repos, et s’acheminer ensuite vers Grand-Pré à la faveur des ténèbres.

Malgré cette longue journée de fatigue, leur vigueur semblait s’accroître à mesure qu’ils approchaient du terme de leur course. L’air aimé de la patrie, la vue des horizons connus et des rivages tant de fois explorés dans les jours de bonheur, tout cela doublait la vie que Jacques sentait en lui. Il ne voyait plus surgir de nouveaux obstacles devant son amour, que cet espace de quelques milles rempli de lumière rose, d’eau placide, de souvenirs enchanteurs ; toutes ces petites colonnes de fumée qui s’élevaient là-bas étaient bien la fumée de ses foyers ; une main chère attisait l’âtre pétillant et vingt figures souriantes se pressaient tout autour !… son cœur fuyait devant lui et l’espace n’avait pas assez de ce doux air natal pour fournir à ses longues aspirations ; il étouffait d’émotion, et son bonheur, comme chez toutes ces natures violentes, aurait voulu se faire jour par quelques unes de ces vives explosions de paroles : les couplets dont il avait jadis ébranlé les rivages arrivaient sur ses lèvres, mais le silence auquel il était toujours condamné, surtout depuis qu’ils longeaient la côte, étreignait dans sa