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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/174

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jacques et marie

l’honneur, soit de la honte de la famille, et l’investir du libre arbitre de sa conduite, elle avait relevé peu à peu la tête, puis s’était détachée de l’étreinte maternelle, et aux derniers mots qui lui furent, directement adressés, elle se trouvait déjà debout, imposante comme une reine, le visage resplendissant de toute la noblesse de ses traits et de toutes les beautés de son âme. George s’était retourné de son côté, mais elle n’attendit pas qu’il lui fit une question qu’il n’avait plus, d’ailleurs, la force et la dignité de formuler ; elle se précipita aux genoux de son père, et passant ses mains autour de son cou, elle lui dit en attachant sur lui un regard où l’amour et le bonheur débordaient :

— Eh bien ! non, je ne voulais pas vous humilier, faire rougir ce front que j’ai toujours vu briller de l’éclat de l’honneur, qui m’a toujours montré le chemin de la probité, que j’ai toujours regardé avec orgueil et confiance. — Et Marie baisait avec une tendresse ineffable les cheveux blancs du vieillard. — Je ne voulais, mon père, que vous sauver d’un exil affreux ; je ne pensais qu’à cela, moi, ou plutôt je ne pensais pas ; je ne sentais que mon amour pour vous, je le sentais en aveugle, je ne mesurais pas même le sacrifice cruel que m’imposait ce sentiment… cruel à mon sang, cruel à mes croyances, cruel à mes souvenirs, mais doux à mon cœur parce qu’il devait vous sauver !… Je ne réfléchissais pas même qu’il pouvait faire injure à votre honnêteté, que vous le repousseriez ainsi… Vous me le pardonnerez !… n’est-ce pas que vous me le pardonnerez, père ?… Une femme qui aime ne pense pas ; vous le savez bien que nous ne pensons jamais, que nous ne raisonnons pas, nous… vous me l’avez si souvent dit…Une femme sent, puis elle agit, elle rit ou elle pleure, elle s’arrête ou elle se précipite à travers le feu, au fond de l’abîmé, partout où son amour où sa haine la pousse ; notre intelligence, notre raison, est là, là, dans notre cœur ; Dieu l’a mise au foyer de nos affections ; si elle ne nous inspire pas toujours des actes bien réfléchis, n’est-ce pas, père, qu’elle nous en fait commettre quelquefois de généreux ?…

— Oui, ma fille, ma Marie belle, aimée… toujours de plus généreux que les nôtres et souvent de plus raisonnables !…

— J’aurais dû pourtant penser, continua Marie, que vous n’accepteriez pas cet échange de votre petite fille contre votre liberté, cette alliance étrangère, cet isolement honteux dans le malheur commun… Ah ! que je vous aime ainsi, noble et généreux ; que vous me faites du bien, que vous me rendez orgueilleuse de vous !… Ah ! quelle action j’allais faire ! quel sacrifice, mon Dieu !… Comme il comprimait mon âme ! comme il blessait mes instincts ! comme