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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/90

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jacques et marie

pêcher de faire quelque pas vers elle, il craignait de la voir s’affaisser de nouveau : mais elle se raffermit, sa tête resta recourbée sur sa poitrine, ses yeux étaient fixés devant elle.

En entendant le bruit des pas de l’officier elle se retourna légèrement mais elle ne parut pas effrayée, quoiqu’elle eût bien aperçu le jeune homme. Tout-à-coup elle étendit ses bras du côté de l’église, et elle resta ainsi, avec une expression de désolation stupide, la figure pâle, les mains tremblantes. La lumière restée à l’écart éclairait vaguement ses traits ; c’était quelque chose de saisissant de la voir ainsi sortir de l’ombre, se détacher de la terre, au pied de cette grande croix : on aurait dit une martyre des premiers siècles sortant de son tombeau avec le signe de sa foi. Le lieutenant fut maîtrisé par cette apparition, il tomba près d’elle, à genoux ; alors, il l’entendit qui murmurait d’une voix oppressée :

— Ils sont tous là les miens… mon père, mes frères ils sont tous là… là !… Ils vont être chassés, dispersés comme des méchants… Et Jacques, quand il viendra, ne trouvera, personne… plus de parents… plus de maison… plus de troupeau… plus de Marie !… Les traîtres ! les cruels !… ils nous mentaient au nom du roi ! même ce monsieur George !… Que c’est une chose cruelle d’être conquis !… Puis, après une pause, se retournant du côté de l’officier, elle ajouta :

— Vous monsieur, l’avez vous connu le lieutenant Gordon ?… il venait dans notre maison, il mangeait de notre pain, il riait à nos joies, il jouissait de notre bonheur ; nous lui donnions toute notre confiance… il disait, il y a quelques jours, qu’il voulait ma main… Et nous trahir !… Il était donc le plus méchant, celui-là ; il mentait avec son amitié, avec ses bienfaits, avec son amour !… Ah ! que c’est affreux tant de malice… faire du bien, faire naître la reconnaissance, l’amitié, l’amour… pour mieux frapper !…

George n’en put entendre davantage, tout son sang avait fait irruption vers sa gorge : saisissant fortement les deux mains de la jeune fille : — Ah ! Marie ! Marie ! s’écria-t-il, revenez à la raison, ne brisez pas la mienne ; épargnez-moi ce supplice d’ignominie !…

Cette interruption subite, la sensation violente que produisit l’étreinte de l’officier, sur les poignets de Marie, la fit bondir : — Ah ! un anglais !… cria-t-elle avec effroi ; éloignez-vous !… Ne me touchez pas avec ces mains là… il y a du sang, des larmes dessus… les larmes de mon père et de ma mère !… Monstre ! vous m’en avez inondé !… Et quoique ce sang et ces larmes soient souillés sur vous, gardez-les, gardez-les éternellement, devant Dieu et devant les hommes !… pour qu’ils vous jugent et vous maudissent tou-