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rément, non ; vous allez passer la nuit au « Gîte » !

— Si ça ne vous dérange nullement, je resterai bien, répondit Maurice, en riant ; j’avoue, d’ailleurs, que j’espérais que vous m’inviteriez.

Les deux nouveaux amis passèrent la majeure partie de la nuit à faire des projets pour retrouver Ylonka, si elle était encore de ce monde.


CHAPITRE XX

LE PREMIER ACTE D’UN DRAME


Il était huit heures, le lendemain soir, quand Jean et Maurice se dirigèrent vers le « Manoir-Roux ». Depuis plus de dix jours que Jean n’avait vu Marielle il avait bien hâte de la revoir, d’autant qu’il était sans nouvelle d’elle depuis huit jours ; car il y avait près d’une semaine que Pierre Dupas n’était allé au magasin.

Maurice, lui aussi, avait hâte de voir Marielle, car il lui tardait de l’entendre lui parler d’Ylonka.

Comme les deux jeunes gens passaient près de la chapelle de l’île, ils entendirent le bruit d’une voiture, venant, à fond de train, vers eux.

— C’est Mlle Marielle, dit Jean.

— De quel train vont les chèvres, n’est-ce pas Bahr ! répondit Maurice, en souriant.

— En effet, murmura Jean, et c’est assez singulier ! Mlle Marielle…

— Mais !… Ce n’est pas Mlle Marielle qui mène les chèvres ! s’exclama Maurice. Voyez plutôt, Bahr !

Mlle Vallier ! s’exclama, à son tour, Jean. Vraiment, Leroy, ajouta-t-il, en riant d’un air contraint, ce n’est pas pour Mlle Vallier que j’avais dompté ces chèvres, et je ne comprends pas comment Mlle Marielle peut…

— Jean, dit Maurice, au moment où Louise Vallier passait près d’eux, sans les voir, dans la voiture de Marielle et conduisant les chèvres à coups de fouet, ce n’est pas la première fois que Mlle Vallier se promène ainsi dans la voiture de Mlle Dupas.

— Vraiment ! s’écria Jean.

— Jamais je n’ai vu Mlle Dupas et Mlle Vallier ensemble, ni en voiture, ni à pied… Mais, depuis quelque temps, on dirait que c’est à Mlle Vallier qu’appartiennent et la voiture et les chèvres ; voilà !

— Qu’est-ce que cela veut dire ?… murmura Jean. Hâtons-nous, Leroy ; il me tarde d’arriver au « Manoir-Roux »… Il y a longtemps que je n’y suis pas allé… et j’ai le pressentiment de… je ne sais quelle catastrophe.

Tous deux, hâtant le pas, arrivèrent bientôt au « Manoir-Roux » et ils frappèrent à la porte de la cuisine. Ayant reçu la permission d’entrer, ils franchirent le seuil de la demeure de Pierre Dupas. Dans la cuisine, Nounou était assise, occupée à tailler des guénilles en longues bandes d’un pouce de large à peu près ; ces guénilles, quand elles auraient été teintes de brillantes couleurs, seraient cardées ensuite pour former des lès de catalognes.

À l’arrivée des visiteurs, Nounou se leva avec empressement et vint au-devant d’eux.

— Ah ! M. Bahr ! s’écria-t-elle. M. Leroy !

— Vous vous portez bien, Nounou, je l’espère ? demanda Jean. Mais… reprit-il aussitôt, avez-vous été malade, bonne Nounou ?

— Malade ?… Non, M. Bahr, j’n’ai pas été malade, répondit Nounou, en présentant des sièges à Jean et à Maurice. Il n’y a personne de malade ici, non plus.

Tant mieux ! dirent, ensemble les deux jeunes gens.

— Mais, M. Dupas est absent depuis hier soir, reprit Nounou, et Mlle Marielle est allée passer une heure à la « Villa Bianca », chez M. Jambeau, l’invalide. M. Jambeau, quand il souffre beaucoup, fait d’mander Mlle Marielle ; il dit qu’ça chasse ses crises de douleurs quand Mlle Marielle est près de lui.

— Je le crois sans peine ! dit gravement Jean.

— Ah ! M. Bahr ! s’écria, tout à coup, Nounou en pleurant, il se passe de tristes choses au « Manoir-Roux » depuis quelque temps !… Il y a plusieurs jours que vous n’êtes venu ici… et vous n’savez pas !… et Nounou éclata en sanglots.

— Qu’y a-t-il, Nounou ? demanda Jean, en pâlissant. Qu’y a-t-il ?… Mlle Marielle

Mlle Marielle, le cher p’tit ange du bon Dieu, qui n’avait jamais su c’que c’était que d’être contrariée ou contristée, passe ses veillées seule, ici, maintenant… à pleurer.

— Hein ! s’écria Jean. Je vous en prie. Nounou, ne me tenez pas en suspens ainsi ! Qu’y a-t-il ?… Vous dites que Mlle Marielle passe ses veillées seule, ici, à pleurer ?… Je ne comprends pas… M. Dupas ?…

M. Dupas, M. Bahr, « vit » littéralement à la « Villa Magdalena »… Oh ! cette femme ! Cette Mme Vallier ! Qu’elle soit maudite, mille fois maudite !

— C’est vrai ce que dit Nounou, Bahr ! intervint Maurice Leroy. M. Dupas est continuellement chez les dames Vallier. Je le savais, mais…

— Cela me fait penser, Nounou ; nous venons de rencontrer Mlle Vallier, en voiture, conduisant les chèvres de Mlle Marielle…

— Croyez-le, M. Bahr, interrompit vivement Nounou, Mlle Vallier ne s’gêne pas pour se servir de la voiture et des chèvres de Mlle Marielle. Elle arrive ici cette demoiselle Vallier, effrontée comme un page : « M. Dupas m’a permis d’atteler les chèvres, Marielle, dit-elle… et… la cruauté avec laquelle elle traite ces pauvres chèvres fait bien mal au cœur de Mlle Marielle. Oh ! la chère petite ! Quel martyre est le sien !… Quand j’la vois pleurer, M. Bahr, mon pauvre vieux cœur se brise… Mlle Marielle ! Mlle Marielle !

M. Dupas ?… Serait-il devenu fou ? demanda Jean. Comment peut-il faire souffrir sa fille ainsi, à moins qu’il n’ait perdu l’esprit ?

— Fou ?… Oui, il est fou, fou de c’démon à face humaine qu’est Mme Vallier ! s’écria Nounou. M. Bahr, ajouta-t-elle, et vous aussi M. Leroy, vous feriez bien d’aller au-devant de Mlle Marielle ; elle doit être à le veille de s’en revenir de chez M. Jambeau.

— Oui, partons, sans perdre un instant ! s’écria Jean, en se levant. Pauvre chère