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LE DISCIPLE

gnait du cuisant regret d’en avoir été la victime.

Mon père, je vous l’ai dit, était un ancien élève de l’École polytechnique, et le fils d’un ingénieur civil. Je vous ai dit aussi qu’ils étaient tous deux de race lorraine. Il y a un proverbe qui dit : « Lorrain, traître à son roi et à Dieu même. » Cette épigramme exprime, sous une forme inique, cette observation très juste qu’il flotte quelque chose de très complexe dans l’âme de cette population de frontière. Les Lorrains ont toujours vécu sur le bord de deux races et de deux existences, la germanique et la française. Qu’est-ce que le goût de la traîtrise, d'ailleurs, sinon la dépravation d’un autre goût, admirable au point de vue intellectuel, celui de la complication sentimentale ? Pour ma part, j’attribue à cet atavisme le pouvoir de dédoublement dont je vous parlais en commençant cette analyse. Je dois ajouter que j’ai souvent éprouvé, quand j’étais enfant, d’étranges plaisirs de simulation désintéressée qui procédaient évidemment du même principe. Il m’est arrivé de raconter à mes camarades toutes sortes de détails inexacts sur moi-même, sur mon endroit de naissance, sur l’endroit de naissance de mon père, sur telle promenade que je venais de faire, et non pas pour me vanter, mais pour être un autre, simplement. J’ai goûté plus tard des voluptés singulières à étaler les opinions les plus opposées à celles que je considérais comme la