Page:Bourget - Le Disciple.djvu/161

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
160
LE DISCIPLE

existence était si nette dans ma tête ! J’étais résolu à ne vivre qu’en moi, à n’habiter que moi, à défendre ce moi contre toute intrusion du dehors. Ce château où je me rendais et les gens qu’il abritait ne me seraient qu’une matière à exploitation pour le plus grand profit de ma pensée. Mon programme était arrêté : durant les douze ou quatorze mois que je vivrais là, j’emploierais mes loisirs à travailler l’allemand, à dépouiller les deux volumes de la Physiologie de Beaunis qui boudaient ma petite malle, derrière la voiture, avec vos œuvres, mon cher maître, avec mon Éthique, avec plusieurs volumes de M. Ribot, de M. Taine, d’Herbert Spencer, quelques romans d’analyse et les livres nécessaires à la préparation de ma licence. Je comptais passer cet examen au mois de juillet. Un cahier tout blanc attendait des notes que je me proposais de prendre sur les caractères de mes hôtes. Je m’étais promis de les démonter, rouage par rouage, et j’avais acheté à cet effet avant mon départ un livre, fermé par une serrure à clef, sur la feuille de garde duquel j’avais écrit cette phrase de l’Anatomie de la volonté : « Spinoza se vantait d’étudier les sentiments humains comme le mathématicien étudie ses figures de géométrie ; le psychologue moderne doit les étudier, lui, comme des combinaisons chimiques élaborées dans une cornue, avec le regret que cette cornue ne