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LE DISCIPLE

soit pas aussi transparente, aussi maniable que celles des laboratoires… » Je vous raconte cet enfantillage pour vous prouver le degré de ma sincérité intime et combien je ressemblais peu, tandis que le landau roulait sur la route d’Aydat, au jeune homme ambitieux et pauvre que tant de romans ont dépeint. Avec mon goût habituel du dédoublement, je me souviens d’avoir, dès cette heure-là, constaté, non sans orgueil, cette différence. Je me rappelais le Julien Sorel de Rouge et Noir, arrivant chez M. de Rênal, les tentations de Rubempré, dans Balzac, devant la maison des Bargeton, quelques pages aussi du Vingtras de Vallès. J’analysais la sensation qui se dissimule derrière les convoitises ou les révoltes de ces divers héros. C’est toujours l’étonnement de passer d’un monde dans un autre. De cet étonnement avide ou rancunier, je ne trouvais pas une trace en moi. Je regardais le marquis sommeiller, enveloppé, par ce frais après-midi de novembre, dans une fourrure dont le col relevé cachait à demi son visage. Une couverture garantissait ses jambes, d’une laine souple et sombre. Des gants de peau bruns et brodés de noir protégeaient ses mains, qui tenaient cette couverture. Son chapeau, d’un feutre aussi fin que la soie, s’abaissait sur ses yeux. Rien que ces détails représentaient une sorte d’existence bien différente de la nôtre, de la pauvre et mesquine économie de notre