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LE DISCIPLE

de la route. J’entends sa voix disant au marquis :

— « Père, avez-vous vu comme le petit lac était rose ce soir ?… »

J’entends la voix de M. de Jussat répondant entre deux gorgées de son grog :

— « J’ai vu qu’il y avait du brouillard dans les prairies et du rhumatisme dans l’air… »

J’entends la voix du comte André reprenant :

— « Oui, mais quel beau coup de fusil demain !… » — puis se tournant vers moi : « Vous chassez, monsieur Greslou ?… »

— « Non, monsieur, » lui répondis-je.

— « Montez-vous à cheval ? » me demanda-t-il encore.

— « Pas davantage. »

— « Je vous plains, » fit-il en riant ; « après la guerre, ce sont les deux plus grands plaisirs que je connaisse. »

Ce n’est rien, ce bout de dialogue, et, ainsi transcrit, il ne vous expliquera pas pourquoi ces simples phrases furent cause que je regardai André de Jussat, là, aussitôt, comme un être à part de tous ceux que j’avais connus jusque-là ; pourquoi, une fois monté dans ma chambre, où un domestique commença de déballer ma malle, j’y pensai plus encore qu’à sa fragile et gracieuse sœur ; ni pourquoi, à la table du dîner et toute la soirée, je n’eus d’observation que pour lui. Mon naïf étonnement en présence de ce mâle et fier