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LE DISCIPLE

ment, avec cette belle humeur d’appétit qui décèle la vie profonde ; parlant peu, mais de cette voix pleine et qui commande, pour éprouver, à un degré surprenant, l’impression que j’étais devant une créature différente de moi, mais accomplie, mais achevée dans son espèce. Il me semble, en écrivant, que cette scène date d’hier et que je suis là, tandis que le marquis commence un bésigue avec sa fille après le dîner, à causer avec la marquise, tout en regardant à la dérobée le comte André jouer seul au billard. Je le voyais, à travers la baie ouverte, souple et robuste dans la mince étoffe de son costume de soirée, un noir cigare au coin de la bouche, qui poussait les billes avec une justesse si parfaite qu’elle en était élégante ; et moi, votre élève, moi si orgueilleux de l’amplitude de ma pensée, je suivais bouche bée les moindres gestes de ce jeune homme se livrant à un sport aussi vulgaire, avec l’espèce d’admiration envieuse qu’un moine lettré du moyen âge, inhabile aux robustes jeux des muscles, pouvait ressentir devant un chevalier en train de marcher dans son armure.

Quand je prononce le mot d’envie, je vous supplie de me bien comprendre et de ne pas m’attribuer une bassesse qui ne fut jamais la mienne. Ni ce soir-là, ni durant les jours qui suivirent, je n’ai jalousé le nom du comte André, ni sa fortune, ni un seul des avantages sociaux qu’il pos-