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LE DISCIPLE

sédait et dont j’étais si dépourvu. Je n’ai pas ressenti non plus cette étrange haine de mâle à mâle, très finement notée par vous dans vos pages sur l’amour. Ma mère avait eu cette faiblesse de me dire souvent dans mon enfance que j’étais joli garçon. Marianne et mon autre maîtresse me l’avaient répété. Sans être un fat, je me rendais compte que je n’avais rien pour déplaire, ni dans mon visage, ni dans ma tournure. Je vous dis cela, non par vanité, mais afin de vous prouver au contraire que la vanité n’entra pas pour un atome dans la sorte de rivalité subite qui fit de moi, dès ces premières heures, un adversaire, presque un ennemi du comte André, sans que d’ailleurs il s’en doutât une minute. Je le répète, dans cette rivalité il entrait autant d’admiration que d’antipathie. À la réflexion, j’ai trouvé dans le sentiment que j’essaie de vous définir la trace probable d’un atavisme inconscient. J’ai questionné plus tard le marquis, dont je flattais ainsi l’orgueil nobiliaire, sur la généalogie des Jussat-Randon, et je crois savoir qu’ils sont de pure race conquérante, au lieu que dans les veines du descendant des cultivateurs lorrains qui vous écrit ces quelques lignes coule un sang de race conquise, le sang d’aïeux asservis à la glèbe durant des siècles. Certes, entre mon cerveau et celui du comte André, il y a la même différence qu’entre le mien et le vôtre, mon cher maître, plus grande