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LE DISCIPLE

ce n’est pas notre pensée qui nous crée notre sort, même extérieur ? À coup sûr, nous devions, Charlotte et moi, saisir la première occasion qui nous serait offerte, à elle, de s’abandonner à un sentiment d’autant plus dangereux qu’il ne se comprenait pas entièrement ; à moi, de reprendre mon expérience interrompue. Voici comment cette occasion se présenta. Il arriva qu’un soir le marquis, adossé au feu dans cette robe de chambre où il drapait, parfois toute la journée, sa maladie imaginaire, parla longuement à sa femme d’un article paru dans un journal du matin. Il y était question d’une fête donnée chez des gens de leur connaissance. Je tenais ce journal en ce moment même, et M. de Jussat, le remarquant, me dit tout d’un coup ;

— « Si vous nous le lisiez, cet article, monsieur Greslou ?… »

J’admirai, en moi-même, une fois de plus, avec quel art ce grand seigneur rendait insolentes les moindres demandes. Rien que son ton avait suffi pour me froisser. J’obéis cependant, et je commençai de lire cette chronique, plus finement écrite que ne le sont d’ordinaire ces sortes d’articles, et dans laquelle revivait le pittoresque et le chatoyant d’un bal costumé, avec un curieux mélange de reportage et de poésie, et comme un rappel des subtilités de style propres aux frères de Goncourt. Pendant cette lecture, le marquis me