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Page:Bourget - Mensonges, 1887.djvu/285

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lui avait dit qu’il l’aimait, comme ses lèvres tremblaient, ces belles et pleines lèvres où elle aurait voulu mordre, comme dans un fruit, après s’être caressé les joues à l’or souple de la barbe qui encadrait ce visage aussi frais que viril ! Mais le fruit n’était pas mûr. Il fallait savoir attendre. Elle poussa un soupir. Elle avait bien calculé que le poète lui écrirait, dans la journée, après leur rendez-vous, et justement cette lettre-là. Elle s’était promis de ne pas y répondre, non plus qu’à la seconde. Elle l’attendit, cette seconde, un jour, deux jours, trois jours. Si complète que fût sa confiance dans l’ardeur du sentiment qu’elle avait su inspirer à René, elle commençait d’avoir peur lorsque, dans l’après-midi de ce troisième jour, et comme son coupé tournait l’angle de la rue Murillo, elle l’aperçut debout, comme l’autre fois, sur le trottoir. Elle eut grand soin de ne pas avoir l’air de le remarquer, et elle prit, enfoncée dans son coin, sa physionomie la plus mélancolique, ses yeux le plus noyés de rêve, une pureté de profil à émouvoir un tigre. Il fut transformé aussitôt, ce coupé confortable et garni d’une foule de petits brimborions commodes, en une voiture cellulaire emportant une victime, — victime de son mari, victime de son luxe, victime de son amour, victime de sa vertu ! … Et elle ne mentait pas trop en passant ainsi devant