Page:Bourget - Nouveaux Essais de psychologie contemporaine, 1886.djvu/147

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de la pensée de nos prédécesseurs précède la formation de notre propre pensée, et c’est nécessairement à travers les sensations des maîtres d’autrefois que nous arrivons aux nôtres propres. Aussi la spontanéité irraisonnée qui animait, qui soutenait les premiers poètes, est-elle chez nous une exception de plus en plus rare. Nous avons des théories avant d’exécuter nos œuvres, et c’est d’après ces théories que nous essayons de produire. Est-il possible, dans des conditions pareilles, d’arriver à cette couleur de la vie, qui fut le privilège inné des artistes moins intellectuels que nous ne sommes, et surtout que ne le seront nos successeurs ? La réflexion, en un mot, n’est-elle pas l’antagonisme invincible de la création ? Il semble que ce problème ait déjà préoccupé Léonard de Vinci, le plus hardi précurseur de notre époque. À coup sûr, ce fut la grande affaire de l’existence de Goethe que de concilier ces deux éléments. Aujourd’hui, et sous toutes les formes cet antagonisme reparaît et provoque des actions en sens contraire. Les uns, parmi les artistes, se tournent du côté de l’impression directe et brute. Les autres s’efforcent vers le raffinement de plus en plus compliqué. Mais tandis que les premiers aboutissent le plus