Page:Boutroux - L’idéal scientifique des mathématiques.djvu/247

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mesurer ; alors, au lieu d’enchaîner dans une suite de syllogismes les propriétés de ces notions elles-mêmes, ils soumettent les nombres fournis par les mesures à des manipulations… L’auteur de certaines découvertes algébriques, un Jacobi par exemple, n’a rien d’un métaphysicien ; il ressemble bien plutôt au joueur qui conduit à une victoire assurée la tour ou le cavalier. En maintes circonstances, l’esprit géométrique vient se ranger, auprès de l’esprit de finesse, parmi les esprits amples, mais faibles[1] ».

Voilà qui fixe bien l’opinion de Duhem. L’esprit profond qu’il nous vante s’efforcera d’être exclusivement logique, et de réduire la Mathématique à une chaîne de syllogismes ; celle-ci ne sera pour lui qu’une forme ou un moule, vide de tout contenu objectif.

Or, si une pareille thèse eût été accueillie avec faveur par les algébristes du xviiie siècle, elle constitue pour les mathématiciens d’aujourd’hui un véritable anachronisme. Elle est incompatible, à notre avis, avec les conceptions actuelles des analystes sur la nature et le rôle de leurs recherches.

Que la science faite puisse prendre la forme d’une suite bien enchaînée de syllogismes, nul ne voudra, certes, le contester. Mais Duhem ne s’occupe pas de la science faite ; il s’occupe de la science qui se fait. Personne ne croira, en effet, que la physique de la lumière, l’électro-dynamique et la mécanique chimique soient arrivées, comme par exemple la théorie des équations du second degré, aux derniers stades de leur évolution. Les livres que l’on écrit sur ces matières sont des œuvres provisoires qui seront plus tard aussi oubliées que les écrits de Tartaglia ou de Viète sur les équations

  1. Ibid., p. 98.