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VEUVAGE BLANC

À chacun de ces sursauts, une plainte d’enfant malade monte aux lèvres de Louise et elle gémit :

— Mon père est mort… Il s’est tué. Il s’est tué et je suis seule au monde.

Des visions de fièvre alors passent devant ses yeux tellement brûlés de larmes qu’en est tarie la source. Tout son passé si court, d’abord paisible et doux comme un beau songe. La jolie mère souriante et languissante, précoce valétudinaire à peu près constamment étendue, auprès de qui la petite fille se tient bien sage, ainsi qu’on le lui recommande. Elle-même, enfant docile, tendre et grave, une ombre de mélancolie planant sur sa petite tête blonde. Mais chérie, choyée, heureuse. Elle admire son père dans la sévère élégance de l’uniforme à collet de velours noir, elle aime jouer avec la dragonne de l’épée, avec les franges des épaulettes d’or. À Grenoble — dont elle conserve le souvenir le plus précis — c’est sa joie et son orgueil de le voir à cheval en tête de la compagnie d’athlétiques sapeurs dont brillent au soleil les cent cinquante baïonnettes. Lorsque, passé dans l’état-major particulier de l’arme et attaché à la chefferie du génie d’Oran, il part seul pour l’Algérie, où l’état de sa femme lui interdit de le suivre, l’enfant a un gros chagrin, car elle s’imagine qu’il ne reviendra pas.

À ce souvenir évoqué, la réalité féroce se rue sur elle, et de nouveau elle gémit :

— Il est mort aujourd’hui, il est mort… Je ne le verrai plus…

Alors une période de solitude avec sa mère de plus en plus alanguie, qui souriait doucement au mal implacable dont la gravité ne lui apparaissait point.

Un jour le père était revenu, disant qu’il ne retournerait pas en Afrique, le bonheur de l’enfant gâté un peu quand elle avait appris qu’il ne porterait plus la tunique à collet de velours et les épaulettes d’or. Les