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VEUVAGE BLANC

Puis, quand le dernier a été établi, toujours rose et toujours souriante, un beau matin, elle fait ses paquets pour l’unique voyage de sa vie. Une idée fixe qu’elle nourrissait depuis un demi-siècle : voir Amsterdam. Je l’ai connue, moi qui vous parle. J’étais tout petit et elle m’avait considérablement impressionné avec sa robe de soie puce, sa tabatière, et, sur son chef un peu branlant, une espèce de mitre en satin bleu ouaté coiffant une perruque blonde à frisotons. Vous riez ?… Eh bien ! elle était cocasse, mais pas du tout ridicule. Une seule fois elle était allée à Paris, qui ne lui inspirait aucun intérêt, et elle se refusait absolument à monter en chemin de fer. « Pourquoi aller si vite ? » disait-elle. « On n’est pas pressé… la vie est longue… »

Sous le souffle de cette verve jeune et franche, Louise se sentait réchauffée jusqu’au fond de l’âme.

— Pour être demeurée étroitement attachée à son coin de terroir, dit-elle, mon arrière-grand’mère me semble n’en avoir pas été plus sotte. Peut-être suis-je un petit esprit, je crois que je me plairais à une de ces existences réglées et discrètes…

Mais avant qu’elle eût fini de parler, un passage de tristesse était venu l’assombrir. Dans quels inconnus au contraire l’allait jeter le destin ? Quels vents l’emporteraient comme fétu par le vaste monde ?

— Nous parlons d’autrefois, répliqua Claude. La vieille femme qui a donné des bâtons de sucre de pomme à son arrière-petit-neveu que voici était un anachronisme, une épave d’âges antédiluviens. Si de son temps il y en avait beaucoup de même trempe, la province pouvait être habitable. Mais le moule en est brisé. Pour trouver la raison de cela, je ne suis pas un psychologue, oh ! mais pas du tout !…

— Ne serait-ce pas un peu les chemins de fer — cette bête noire de la grand’mère Palmyre — qui emportent le meilleur d’un pays et y apportent le moins bon des