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VEUVAGE BLANC

général devra bientôt se passer de moi. À quoi bon : dès lors l’encombrer plus longtemps de ma carcasse passablement déjetée, quoi que tu aies la politesse d’en dire ?

Sa physionomie s’assombrit pour continuer :

— Je suis seul dans la vie. Pas de fils, pas de gendre en faveur de qui exercer ma petite influence militaire. Pas de fille pour qui m’attacher un officier d’ordonnance propre à lui faire un mari. Je n’ai qu’à m’occuper de ma personne. Ce n’est pas bien intéressant, mais quand même il faut vivre.

— Précisément parce que tu n’as guère d’intérêt que dans ton métier ne devrais-tu pas, ce me semble, y renoncer avant le temps.

La mélancolie du général s’accentua.

— Ah ! c’est que nous avons, nous autres, à passer par une crise ignorée dans vos professions. Quand on a eu la chance de parvenir, lentement, laborieusement, au sommet de la hiérarchie, il n’est d’humilité chrétienne qui empêche de se sentir grandi un peu par l’exercice de l’autorité… davantage encore par le sentiment de la responsabilité. C’est quelque chose, vois-tu, d’être à cheval sur le front de dix mille baïonnettes soudées dans votre main en un bloc d’acier dans lequel battent dix mille cœurs, frémissent dix mille jeunes courages…

Confus de cet accès d’éloquence, brusquement il s’arrêta. Sa physionomie plutôt sévère, qu’avait illuminée une flamme juvénile, prit une expression de bonhomie un peu rude tandis qu’il continuait :

— Eh bien ! choir de là, brutalement, sans transition, du soir au matin à la lettre, pour devenir un vieux monsieur décoré, flânant sans but, son parapluie sous le bras, c’est dur, mon cher Alcide, très dur. Lorsque approche l’échéance, on se sent dans les dispositions de celui qui a une dent à se faire arracher.