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VEUVAGE BLANC

aile, ayant existé juste pour laisser un nom sur une pierre, son imagination avait si bien modelé la figure qu’il la voyait parfois vivante, telle que les années l’auraient faite. Et il l’aimait ainsi plus qu’il n’avait aimé la chair débile et vagissante dont la naissance lui avait coûté son bonheur. La femme qu’elle serait aujourd’hui ressemblerait à sa mère peut-être, à celle qu’il avait si passionnément aimée. Elle serait sa lumière et sa joie. Il lui aurait fait l’existence douce. Des chemins où elle eût marché, il aurait écarté toutes pierres, élagué toutes épines…

Chimère, hélas ! mirage… Le trésor d’amour qu’il eût dépensé pour elle demeurait intact et superflu au fond de ce vieux cœur solitaire. Et tandis que lui n’avait point de fille, une jeune et charmante créature était là qui n’avait point de père, seule aussi, sans tendresse, et, la pauvre enfant, sans protection, sans pain. Quand il songeait à cela — il y songeait souvent — le général Thierry soupirait, ne pouvant se défendre de juger que les choses d’ici-bas parfois sont arrangées bien injustement.

Certain après-midi, venant à la maison Sigobert chercher l’étui à cigares qu’il croyait avoir oublié la veille, personne ne se trouva pour l’introduire. Mais les aîtres étaient familiers au visiteur. Du jardin il alla droit au salon par la porte-fenêtre. Comme il se disposait à tirer les persiennes demi-closes contre la chaleur, le spectacle aperçu par leur entre-baillement l’arrêta sur place. Devant une table, l’un tout contre l’autre, Louise et Claude étaient assis, penchés sur un livre. Un rai de soleil venait dorer la nuque blonde et mettre en vigueur le profil brun. Lui tour­nant le dos, ils ne pouvaient le voir et, très absorbés, n’entendirent point crier le sable. Un sourire passa sous la grosse moustache grise. Ce soldat avait des lettres. En s’éloignant à pas de loup, il murmura :