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VEUVAGE BLANC

ordonnance, à tracasser sans cause ses métayers.

Une fois que le général était allé à Laon, il avait eu — tout se sait en ces mornes villes où l’on a pour unique spectacle les allées et venues du prochain — un long conciliabule avec le bâtonnier, juriste réputé dans la région. Me Sigebert s’en était trouvé un peu froissé, atteint dans ses prétentions sur ce chapitre. Ou bien c’est donc que Charles faisait des cachotteries ? Il était moins exact à la table de bridge. Il s’y oubliait à couper des cartes maîtresses, à jouer la fourchette hors de propos, parfois sourd aux invites, transgressant même, lui, un stratège qui savait le prix de l’offensive, au sage principe que le percepteur — ancien lieutenant d’infanterie de marine amputé de la jambe à Bazeilles — formulait par cette facétie trop souvent répétée :

— Il existe des familles entières qui sont mortes du choléra pour n’avoir pas joué atout.

Le notaire en était tout intrigué.

— Mais qu’est-ce qu’il a donc, ce pauvre Thierry ?

À quoi sa femme répondait :

— Ses fièvres qui le tourmentent. Cela porte à la tête quelquefois. C’est vraiment bien malheureux.

Sans doute aussi se préoccupait-il de la grosse résolution à prendre, ce passage par anticipation au cadre de réserve dont il avait entretenu son vieux camarade. L’ayant sondé à ce sujet, celui-ci n’avait obtenu en réponse qu’un bref :

— Je ne suis pas encore décidé.

Certain jour — une huitaine après que Me Sigebert était revenu d’embarquer son fils au Havre — sous un prétexte mal défini, le général vint à l’étude.

Après quelques propos dont l’incohérence s’accordait mal avec son habituelle précision toute militaire de but en blanc il lui dit :

— Sais-tu, Alcide, une idée qui m’est venue ?…