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LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

enrichi d’une quantité de verbes français, il les a adoptés sous le costume de l’infinitif, en surajoutant, de façon assez bizarre, les désinences allemandes. C’est ainsi qu’on trouve chez Wolfram von Eschenbach fischieren, « attacher » ; leischieren, « laisser » ; loschieren, « loger » ; parlieren, « parler », et beaucoup d’autres. Il en résulte qu’au présent, quand l’Allemand dit ich spaziere, il ajoute à l’infinitif espacier la désinence de la première personne. Rien ne prouve plus clairement comment l’idée du verbe, dans nos langues modernes, s’est incarnée dans l’infinitif[1].


On demandera comment le grec, ayant eu autrefois l’infinitif, a pu le laisser tomber en désuétude au moyen âge. Cette perte est, en effet, l’un des événements les plus surprenants de la linguistique indo-européenne, car de dire, comme on l’a fait récemment, que l’infinitif grec s’est perdu parce qu’il était trop souvent employé, c’est une explication qui dépasse les intelligences ordinaires. Mais il faut

  1. Cette explication des verbes allemands en ieren a été contestée récemment par M. Leo Wiener (American Journal of philology, 1895, p. 330). Ce savant pense qu’il en faut chercher l’origine dans les noms en ier, ierre, comme floitierre, « flûtier », d’où floitieren, « flûter ». Mais les faits ne paraissent guère d’accord avec cette explication. Les substantifs qu’il faut supposer manquent le plus souvent. En outre, nous voyons clairement deux désinences superposées dans les verbes comme condewieren, français conduire ; on a donc le droit l’admettre une superposition analogue pour les autres.