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COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

inverse a eu lieu au moyen âge chez les Celtes de la Grande-Bretagne. Comme il s’était établi un compromis entre le système ancien d’échange en nature et le système nouveau d’échange monétaire, certains termes désignaient tour à tour soit une monnaie, soit son équivalent en terre ou en bétail. En vieux gallois scribl (latin scrupulum) est une monnaie ; chez les Gallois du xiie siècle, ysgrubl a le sens de bétail, bête de labour. Dans la Bretagne armoricaine, le latin solidus est devenu saout, qui désigne le bétail en général[1]. Chez les Anglo-Saxons, au contraire, l’ancien feoh, « bétail », est venu à désigner une somme d’argent[2]. Des alternatives de richesse et d’appauvrissement expliquent ces faits, dont les contemporains n’ont pas conscience.

Ces sortes de transformations du sens sont importantes à observer pour l’historien : car elles constituent pour lui des indications d’autant plus sûres qu’elles sont involontaires. Il ne faudrait pas rapporter ces faits au chapitre de la métaphore. La métaphore est l’aperception instantanée d’une ressemblance entre deux objets. Ici, au contraire, nous avons affaire à un lent déplacement du sens : le peuple continuait, sans y penser, à employer le mot pecunia, alors que déjà la fortune du citoyen romain ne consistait plus uniquement en troupeaux.

  1. J. Loth, Revue de l’histoire des religions, 1896, article sur le droit celtique de M. d’Arbois de Jubainville.
  2. De là l’anglais fee, « récompense, salaire, honoraires ».