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COMMENT S’EST FIXÉ LE SENS DES MOTS.

comme armilustrium, regifugium, fordicidia, etc. Le Droit n’en a pas moins : judex, manceps, justitium, etc. Ce qui manque à la langue latine, ce sont ces belles épithètes de pur ornement, si abondantes dans la poésie grecque, comme ἀργυρότοξος, βωτιάνειρα, κερδαλεόφρων… On sent que le modèle de la poésie épique a manqué.


Tout en multipliant les composés de cette sorte, le grec semble s’être imposé une limite. Il les crée pour désigner une qualité permanente, une action constante, mais non pour indiquer un fait passager ou un attribut accidentel. Achille s’appellera, par exemple, ὠκύπους : mais on ne dira pas, pour marquer qu’il vient d’être blessé au pied, βλητόπους ou τρωτόπους. Briarée aux cent bras est appelé ἑκατόγχειρ : mais le grec ne supporterait pas un composé ἐκτατόχειρ, « ayant les bras étendus », ou λιθόχειρ, « ayant une pierre dans la main[1] ». Il réserve à la phrase et au verbe le soin de marquer ces états transitoires. On sait qu’il n’en est pas de même en sanscrit : là, il arrive à tout instant qu’un composé tout chargé de circonstances momentanées absorbe en lui le mouvement de la phrase, à laquelle, après cela, il ne restera plus rien à dire. La composition

  1. En sanscrit, grāva-hasta, de grāvan, « pierre », et hasta, « main », est une épithète du prêtre qui écrase le soma. — Cf. F. Justi, Zusammensetzung der Nomina.