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LES LOIS INTELLECTUELLES DU LANGAGE.

ques qu’il a fallu des siècles pour débrouiller. La chose n’est pas encore entièrement faite aujourd’hui. La différence entre sentir et penser est aujourd’hui marquée dans les verbes, mais elle paraît à peine dans le substantif sentiment. Aussi l’adjectif sensible, qui en français appartient à la partie affective de l’âme, a-t-il pu prendre en anglais l’acception d’ « intelligent, raisonnable ». On sait qu’en latin sentir appartient plutôt à la pensée, comme on le voit par des composés tels que dissentio, consentio, et par des dérivés comme sententia.

Par une confusion qui n’a pas encore tout à fait disparu, les langues anciennes désignent d’un même mot « le méchant » et « le malheureux ». L’adjectif πονηρός a les deux acceptions[1]. Dans l’enfance des sociétés, le pauvre est un objet d’aversion autant que de pitié : c’est sur ce ton qu’il est parlé des mendiants dans Homère. Πονηρός a peu à peu renoncé à cette équivoque, pour être exclusivement attribué à l’idée de perversité, tandis que son congénère πένης a désigné l’indigent.

Plus les mots sont voisins par la forme, plus ils sont une invite à la répartition. Voici une sentence, à première vue assez extraordinaire, qui nous a été conservée par Varron : Religentem esse oportet, reli-

  1. Πονηρὰ ἱππάρια, πονηρὸν ὄψον, ὕδωρ. Πονηρὰ πράγματα. De la même racine qui a donné πόνος, « la peine », πενία, « la pauvreté », πένομαι, « être dans l’indigence ». — Cf. le double sens de méchant en français.