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AURORA FLOYD

délire elle révéla peu de chose. Je ne crois pas absolument que les gens sous l’influence de la fièvre fassent souvent les aveux magnifiques et sentimentaux que leur attribuent les écrivains et les romanciers. Dans ces moments cruels, dans cette folie fiévreuse, nous divaguons et parlons de choses insensées. Nous souffrons parce qu’il y a dans la chambre un homme avec un chapeau blanc, ou un chat noir sur la courte-pointe ; parce que des araignées rampent sur les rideaux, ou qu’un charbonnier veut nous mettre un sac de charbon sur la poitrine. Les fantaisies que nous manifestons dans le délire sont comme nos rêves, et se rattachent très-peu aux chagrins ou aux joies qui composent notre existence.

Aurora parlait de chevaux et de chiens, de maîtres et de gouvernantes, de contrariétés enfantines qui l’avaient affligée plusieurs années auparavant, et de plaisirs de jeune fille que, dans son état normal d’esprit, elle avait complètement oubliés. Elle reconnaissait rarement Lucy ou Mme Alexandre, qu’elle prenait pour toute espèce de personnes improbables ; mais elle n’oubliait jamais entièrement son père ; elle paraissait même avoir toujours conscience de sa présence, et elle lui adressait constamment la parole, le suppliant de lui pardonner quelque acte de désobéissance commis dans son enfance, pendant ces années passées dont elle parlait tant.

Mellish s’était logé à l’auberge du Lévrier, dans la grande rue de Croydon, et se rendait tous les jours à Felden ; il laissait son phaéton à la grille du parc, et allait à pied jusqu’à la maison pour y chercher des nouvelles. Les domestiques remarquèrent son visage pâle, et en firent tout de suite un amoureux de leur jeune maîtresse. Ils l’aimaient bien mieux que Bulstrode, qui était trop hautain et trop fier avec eux. John jetait ses derniers souverains à droite et à gauche, quand il venait dans le silencieux château où gisait Aurora, entourée d’amis dévoués. Il tenait par sa boutonnière le valet de pied qui répondait à la porte, et il eût de bon cœur payé à cet homme une demi-couronne par minute le temps qu’il mettait à lui adresser ses ques-