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AURORA FLOYD

faute si elle était malade ? Ses jours devaient-ils être misérables et ses nuits sans sommeil à cause d’elle ? À cette pensée il frappa violemment la crosse de son fusil à terre, fourra la baguette dans le canon, et chargea son arme avec fureur, sans s’apercevoir qu’il n’avait rien mis dedans ; ensuite, s’étendant tout de son long sur l’herbe rase, il resta couché jusqu’à la tombée de la nuit, laissant la rosée du soir tremper son costume de chasse, et courant le risque d’attraper une fièvre rhumatismale.

Je pourrais consacrer des chapitres à raconter les folles souffrances de ce jeune homme ; mais je crains de le rendre ennuyeux pour mes lecteurs mécontents, pour ceux du moins qui n’ont jamais souffert douleur pareille. Plus la maladie est aiguë, moins elle dure de temps ; aussi Talbot ne tarda pas à aller mieux, à reprendre son ancienne mine, et à rire de ses souffrances passées. Certes, c’est la pire de toutes que cette inconstance, ce manque de fixité, qui nous fait dépouiller notre caractère primitif sans plus de remords que nous en ressentons lorsque nous jetons de côté un vêtement usé. Je pourrais faire de ce livre un énorme appendice au catalogue du Musée britannique, s’il me fallait raconter tout ce que Bulstrode éprouva et souffrit dans le cours du mois de janvier 1858, s’il me fallait analyser les doutes, les confusions, les contradictions qui assaillirent son esprit, abandonnées le moment d’après. Je m’en abstiens donc, et je me contenterai de constater le fait qu’un certain dimanche, au milieu du mois, le Capitaine, étant assis dans le banc de la famille à l’église de Bulstrode, directement en face du monument de l’amiral Hartley Bulstrode, qui combattit et mourut sous le règne de la reine Élisabeth, prononça le muet serment que, aussi vrai qu’il était gentilhomme et chrétien, il s’abstiendrait d’avoir la moindre communication volontaire avec Aurora. Mais sans ce vœu il aurait fléchi et cédé à l’élan de ses craintes et de son amour ; il serait allé à Felden se jeter, aveuglément et sans demander aucune explication, aux pieds de la malade.