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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/18

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AURORA FLOYD

sante, pleine de fraîcheur et d’entrain, Éliza était bien peu fondée à songer qu’elle ne jouirait de ces splendeurs que durant très-peu de temps.

Maintenant que le lecteur connaît les antécédents d’Éliza, il y trouvera peut-être l’explication du sans-gêne insolent et de la noble audace avec lesquels Mme Floyd traitait les familles provinciales de second rang qui s’appliquaient à la couvrir de confusion. Elle avait été actrice : pendant neuf ans elle avait vécu dans ce monde idéal, où les ducs et les marquis sont aussi communs que les bouchers et les boulangers dans la vie journalière, où tout noble est généralement pauvre d’esprit, bafoué de tous les côtés et traité avec mépris par les spectateurs, à cause de son rang. Comment eût-elle été interdite en entrant dans les salons de ces manoirs du Kent après avoir, pendant neuf ans, paru tous les soirs sur un théâtre pour être le point de mire de tous les yeux et émerveiller son auditoire toute une soirée ? Était-il probable qu’elle s’en laisserait imposer par les Lenfield, qui étaient des carrossiers de Park Lane, ou par Mlle Manderlys, dont le père avait fait sa fortune grâce à un brevet pour un nouveau genre d’amidon, elle qui avait reçu le roi Duncan à la porte de son château, et s’était assise sur son trône, condescendant à offrir l’hospitalité aux Thanes venus lui rendre hommage à Dunsinane ? Ils avaient donc beau faire, ils n’étaient pas dans le cas de soumettre cette réprouvée ; tandis que, pour accroître encore leur mortification, il devenait chaque jour plus évident que M. et Mme Floyd étaient un des couples les plus heureux qu’on eût jamais vu porter les liens du mariage, et les changer en guirlandes de roses. Si ce que je rapporte ici était une histoire très-romanesque, il ne serait pas déplacé de faire se morfondre Éliza dans sa cage dorée, usant ses forces à pleurer un amant abandonné, délaissé dans un funeste moment d’ambitieuse folie. Mais comme mon récit est véridique, vrai non-seulement dans un sens général, mais rigoureusement vrai quant aux faits principaux que je vais relater, et comme je pourrais désigner, dans un certain comté, assez loin au nord des charmants bois du Kent,