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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome I.djvu/9

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AURORA FLOYD

délicat, ne fera qu’une femme pourvue d’attraits ordinaires ; mais concentrée sur un seul point, dans l’éclat merveilleux des yeux, elle en fait une divinité, une enchanteresse. On peut rencontrer la première de ces deux femmes tous les jours ; on ne rencontre la seconde qu’une fois dans sa vie.

Floyd présenta sa femme à la bourgeoisie du voisinage, dans un grand dîner qu’il donna peu de temps après son arrivée à Felden, nom que portait sa maison de campagne ; et, une fois cette cérémonie accomplie, il ne dit pas un mot de plus sur le choix qu’il avait fait ni à ses voisins, ni à ses parents, qui eussent été fort aises d’apprendre comment s’était consommé ce mariage inattendu, et qui trahissaient leur curiosité en pure perte par des demi-mots à l’adresse de l’heureux époux.

Cette discrétion de la part d’Archibald ne fit, bien entendu, que mettre plus activement à l’œuvre les mille langues de la renommée. À en croire les rumeurs qui circulaient dans Beckenham et dans West Wickham, villages près desquels Felden était situé, il n’y avait guère dans la société de condition basse et vile d’où Mme Floyd ne fût sortie. C’était, selon les uns, une ouvrière travaillant dans une manufacture, et le vieux sot de banquier l’avait vue dans les rues de Manchester, avec un mouchoir de couleur sur la tête, un collier de corail au cou, marchant dans la boue, sans bas et sans souliers ; c’est ainsi qu’il l’avait rencontrée ; il en était devenu amoureux sur-le-champ, et lui avait proposé de l’épouser sans tambour ni trompette. C’était, selon les autres, une actrice, et il l’avait vue au théâtre de Manchester. Bien pis encore, disaient ceux-ci, c’était une pauvre saltimbanque, affublée d’une robe de mousseline d’un blanc sale, de velours de coton rouge parsemé de paillettes, faisant des tours dans une baraque de toile, en compagnie d’une misérable troupe de vagabonds nomades et d’un cochon savant. D’autres disaient encore que c’était une écuyère, et que ce n’était pas dans les contrées manufacturières, mais au Cirque d’Astley, que le banquier l’avait rencontrée ; et il y avait même des gens qui étaient prêts à jurer l’avoir vue, de leurs propres yeux,