Aller au contenu

Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
109
AURORA FLOYD

les deux hommes d’un air de défi. Puis sa main gauche, cette main qui serrait convulsivement la feuille de papier, resta plongée dans sa poitrine, et il quitta la salle de l’auberge, mais non pour rentrer chez lui. Une allée verte, s’ouvrant en face du Lion d’Or, menait à une vaste pelouse qu’on appelait Harper’s Common. Mellish s’avançait lentement par ce chemin. En fermant la petite barrière à l’extrémité de l’allée, et en entrant sur la vaste pelouse, on eût dit qu’il fermait la porte du monde derrière lui. Le paysage sinistre qu’il avait sous les yeux et l’atmosphère grise qui était au-dessus de sa tête semblaient en étrange harmonie avec sa douleur. Les flaques d’eau encombrées de roseaux, la verdure stérile légèrement brunie par le soleil d’été, la bruyère desséchée et les buissons sans fleurs, tout ce qu’il regardait prenait la couleur sinistre de sa propre désolation et semblait le désoler encore davantage. L’enfant gâté de la fortune ; le jeune gentleman si aimé, qui n’avait jamais été contrarié pendant près de trente-deux ans, l’heureux époux, dont l’orgueil pour sa femme avait touché cette limite étroite qui sépare le sublime du ridicule, ah ! où étaient-elles donc allées toutes ces ombres des heureux jours d’autrefois ? Elles s’étaient évanouies, elles étaient tombées dans le sombre gouffre de l’inexorable passé. Le monstre qui dévore ses enfants avait repris ces joies, ces ravissements, et n’avait laissé après eux qu’un homme désolé. Un homme désolé qui tenait son regard fixé sur un large fossé et sur un rivage semé de joncs, à quelques pas de l’endroit où il se tenait, et qui se disait en lui-même :

— Est-ce bien moi qui, il y a un mois à peine, sautais par-dessus ce fossé pour cueillir des myosotis que désirait Aurora ?

Il se faisait cette question, lecteur, que nous devons tous nous faire quelquefois. Était-il réellement la créature de l’irrévocable passé ? En écrivant ceci, je vois ce terrain dont je parle, l’herbe brûlée par le soleil, les flaques d’eau encombrées de joncs, le paysage s’étendant au loin de tous côtés vers des régions qui me sont étrangères. Je puis me